La philosophie d’Avicenne

  1. Vie d’Avicenne
  2. La philosophie comme quête de sagesse
    1. Avicenne disciple d’Aristote : distinction entre sciences pratiques et sciences spéculatives
    2. La sagesse est la quête des philosophes
    3. Le sage possède le savoir métaphysique de Dieu
    4. La théorie émanatiste d’Avicenne
  3. La psychologie d’Avicenne
    1. Les trois formes d’âme : l’âme végétale, l’âme animale et l’âme humaine
    2. La doctrine des sens internes
    3. L’allégorie de l’homme volant et l’individualité de l’âme
  4. Les idées principales de la métaphysique d’Avicenne
    1. L’être nécessaire et l’être possible
    2. La distinction entre essence et existence
  5. La philosophie politique d’Avicenne
  6. Conclusion – Penser comme Avicenne : la sagesse entre science, action et contemplation
  7. Sources

Vie d’Avicenne

Avicenne est aussi connu sous le nom d’Abū ʿAlī al-Ḥusayn ibn ʿAbdillāh ibn al-Ḥasan ibn ʿAlī ibn Sīnā. Il est né en 980 près de Boukhara en actuel Ouzbékistan. Sa biographie est connue grâce à son autobiographie complétée par son disciple Jûzjânî.

Son père était un haut fonctionnaire du gouvernement samanide. Avicenne a été un enfant précoce et a reçu une éducation encyclopédique. Il a étudié la grammaire, la géométrie, la physique, la médecine, le droit et la théologie. Sa réputation était très importante. À 17 ans, le prince samanid Nûh ibn Mansur l’a appelé. Avicenne a réussi à le guérir.

Dans son autobiographie, il raconte avoir fait face à un obstacle insoluble : comprendre la Métaphysique d’Aristote. Mais c’est un traité d’Al-Farabi (872-950) qui lui donnera la solution. Après la mort de son père, il commence à voyager. Il réside à Gorgan, au sud-est de la mer Caspienne. Son amitié avec le prince Abû Mohammad Shîrâzî lui permet d’ouvrir un cours public. Lors de ce cours, il commence à rédiger le Canon de la médecine.

Le Canon de la médecine :

Ouvrage composé de cinq volumes et d’un million de mots, il s’agit d’une encyclopédie médicale dont la traduction en latin a fait autorité jusqu’au XVIe voire XVIIe siècle en Occident. Avicenne en a rédigé une version vulgarisée intitulée le Poème de la médecine.

Le premier vers qui le compose est le suivant : « La médecine est l’art de conserver la santé et éventuellement la maladie survenant dans le corps ».

Il fit ensuite un séjour à Ray, à quelques kilomètres de Téhéran. Il était au service de la reine régente Sayyeda. Ensuite, il va à Qazwin et à Hamadan (ouest de l’Iran). Le prince Shamsoddawleh le charge du vizirat et il rencontre les plus grandes difficultés avec sa charge. Il démissionne et accepte de reprendre cette charge auprès du prince qu’il avait soigné. Son disciple Juzani lui demande un commentaire des œuvres d’Aristote. Cela donne lieu à d’importantes journées de travail. Le jour, il est consacré à la politique. Le soir, il se consacre à l’écriture. A la mort du prince, Avicenne correspond secrètement avec le prince d’Ispahan. Cette correspondance est découverte. Cela vaudra à Avicenne d’être jeté en prison. Avicenne finit par rejoindre Ispahan. En 1030, la ville est prise. Les œuvres d’Avicenne sont détruites, en particulier la Philosophie orientale. Il n’en reste pas grand chose. En 1037, il finit par mourir à l’âge de 57 ans.

Les écrits d’Avicenne sont traduits à partir du XIIe siècle en latin. Cela concerne à la fois les écrits philosophiques et les écrits médicaux. En philosophie, cela inclut des parties du Livre de la Guérison. Ceci comprend le traité de l’âme dans la Physique et la Métaphysique.

La philosophie comme quête de sagesse

Avicenne disciple d’Aristote : distinction entre sciences pratiques et sciences spéculatives

La philosophie est l’amour de la sagesse, mais que faut-il entendre par « sagesse » ? Dans le livre I de la Métaphysique, Avicenne apporte des éléments de réponse. Comme Aristote, Avicenne distingue les sciences spéculatives des sciences pratiques :

On a signalé la différence qui existe entre elles et on a mentionné que les sciences spéculatives sont celles dans lesquelles nous cherchons le perfectionnement de la faculté spéculative de l’âme par la réalisation de l’intellect en acte (…) (Métaphysique, Liv. I, 1978, p. 85).


Avicenne se réfère ici à la Logique du Shifâ’, où il explique :

Le but de la philosophie est d’arriver à connaître les vérités de toutes choses, selon les possibilités humaines (Notes et commentaires, page 276).

Les « sciences spéculatives » sont celles qui ne dépendent pas de notre volonté et de nos actions. Les sciences pratiques, en revanche, sont celles qui relèvent de nos capacités d’action.

La philosophie spéculative a pour objectif de perfectionner l’âme : il s’agit de connaître et d’apprendre. La philosophie pratique, quant à elle, est « la connaissance d’une vérité dans une action« . Il s’agit donc d’une philosophie qui relève de notre volonté et de notre travail.

« L’intellect en acte », quant à lui, relève de notre capacité à apprendre de nouvelles choses : lorsque l’intellect est en puissance, on est en mesure d’apprendre à lire, écrire, compter… mais on ne le sait pas forcément. Quand il est en acte, on sait le faire. « Réaliser l’intellect en acte » revient donc, pour Avicenne, à atteindre la perfection : on achève une chose et c’est une fin en soi.

Dans un autre livre, Le livre de science (qui est un condensé de l’Encyclopédie du Shifâ’), Avicenne vulgarise davantage la distinction entre sciences pratiques et sciences spéculatives :

Sciences pratiquesSciences spéculatives
– Organisation générale des humains (lois religieuses, nature des sciences politiques)
– Economie domestique (la gestion de son foyer)
– La « science de soi-même » (1958, p. 132)
– La science première (tout ce qui est au-delà de la nature), la métaphysique en somme
– Les sciences intermédiaires (Les mathématiques)
– Les sciences inférieures (les sciences de la nature)
D’après Le Livre de Science (2007)

Dans la Métaphysique du Shifâ’, Avicenne explique que la diversité des sciences se caractérise :

– Par leur essence. Le sujet de l’arithmétique est celui du nombre tel qu’on peut le concevoir de manière abstraite. Par exemple, on peut concevoir 2 ou pi de manière abstraite.
– Par les attributs et des relations : en arithmétique, comment caractériser un nombre ? Comment comprendre les opérations qui permettent aux nombres de s’ajouter ou de se soustraire ? Compter revient à mettre son intellect en acte.

Dans Le Livre de Science, il ajoute des caractéristiques complémentaires : les sciences sont tripartites parce que :

– Leur existence ne relève pas de choses sensibles ou de la matière (c’est-à-dire qu’on ne peut les concevoir que de manière abstraite, un peu comme résoudre une équation par exemple, c’est une opération mentale)
– Bien qu’elles ne soient pas forcément séparées des choses sensibles, l’imagination peut les en séparer (on peut concevoir un triangle mais si on demande de le décrire, on peut le décrire en bois, en cuivre, isocèle etc.)
– Il s’agit de « choses dont l’existence est attachée à la matière, qui sont définies et imaginée en dépendance de la matière, et en état de mouvement » (la vie de la Cité par exemple : on peut à la fois la penser et agir pour l’améliorer).

La médecine, par exemple, relève de la science spéculative puisqu’elle nécessite une connaissance abstraite et une connaissance pratique.

La sagesse est la quête des philosophes

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la sagesse n’est pas une vertu morale mais il s’agit d’une des propriétés de la métaphysique. Comme le dit Avicenne lui-même dans la Métaphysique du Shifâ’ :

Tu entendais dire également qu’il y avait une véritable philosophie et une philosophie première et que c’est elle qui fournit le moyen de vérifier les principe des autres sciences et que c’est elle qui est la sagesse, en vérité. Tu entendais dire parfois que la sagesse est la science la plus noble du plus noble des objets connaissables d’autrefois que la sagesse c’est la connaissance qui est la plus vraie et la plus précise des connaissance. Enfin, quelquefois, qu’elle est la science des causes premières du tout. […] Nous allons te montrer maintenant que la science que nous cherchons, c’est la philosophie première [la métaphysique], qu’elle est la sagesse absolue (Métaphysique du Shifâ, p. 87).


La sagesse est donc l’objet de la métaphysique et de la connaissance, le savoir absolu étant la perfection. Comme le mentionnait déjà Aristote, « par nature, tous les humains ont le désir de savoir » (Métaphysique, Livre A). La définition de la sagesse dans l’œuvre d’Avicenne renvoie à :
– La totalisation systémique des savoirs (Ayada, p. 76)
– Le savoir (‘ilm) :

« La sagesse est la possession d’un savoir supérieur qui perfectionne l’homme et lhui permet de réaliser sa destination propre en devenant un monde intelligible, qui le rend digne du bonheur. Il s’agit donc d’un savoir qui a pour préalable et pour effet une transformation de soi. La sagesse concilie le souci de connaissance positive de la réalité, la rationalité, et l’exigence d’une transmutation du sujet, ce qu’on appelle la spiritualité » (Id., p. 77-78).

Mais il existe une troisième acception, beaucoup plus spirituelle. Elle sort du cadre de la philosophie. Elle est « la connaissance qui offre le salut à celui qui le protège. (…) Par ce savoir salvateur et initiatique, il libère son âme de toute entrave et la dispose à la connaissance intuitive du Réel » (Id., p. 78). Il s’agit d’une définition quasiment platonicienne ou plotinienne de la sagesse en réalité qui rejoint l’idée de « Salut » religieux.

Le sage possède le savoir métaphysique de Dieu

Avicenne considère cette troisième acception de la sagesse comme un comportement spécial. Ce comportement est lié au salut ou à la perdition, ainsi qu’à la relation à Dieu. Le sage est ici distinct de l’ascète et du dévot (cf. le passage sur le ‘arif cité précédemment). Pour être sage, selon Avicenne, on ne doit pas simplement se conformer à la Loi divine par crainte et espérance. Il est important de rechercher la proximité spirituelle avec Dieu. Pour cela, il faut pouvoir accéder à la vie contemplative.

Extrait des « Etapes Spirituelles » dans le Livre des Directives et des Remarques

A celui qui s’éloigne des biens du monde et de ses bonnes choses on donne en propre le nom d’ascète ; à celui qui persévère assidûment dans les oeuvres de piété surérogatoires, oraison nocturne, jeûne et choses semblables, on donne spécialement le nom d’homme pieux. Et à celui qui tourne sa pensée vers la sainteté de la toute-puissance divine dans une continuelle attente du lrver de la lumière de la vérité en l’intime de lui-même, on donne en propre le nom de ‘ârif, celui qui connaît l’extase (Le Livre des Directives et des Remarques, « Etapes Spirituelles », p. 485 de l’édition de 1951).

Le parvis de la Vérité dédaigne d’être un abreuvoir ouvert à tout venant et ne doit être regardé que par quelques-uns seulement, l’un après l’autre (Le Livre des Directives et des Remarques, p. 501).

Cette approche de la sagesse comme contemplation est mystique et Avicenne s’en saisit pour présenter une cosmologie originale.

La théorie émanatiste d’Avicenne

Dans la pensée d’Avicenne, les Intelligences reçoivent le flux émané de l’Un, agissant comme des réceptacles de sa lumière. Quant aux âmes célestes, elles correspondent, dans le langage de la philosophie, à ce que la théologie nomme les anges. La création n’est pas une décision prise par hasard. C’est l’acte de la pensée du Premier principe. Celui-ci a pour caractéristique de se penser lui-même. L’Univers est composé de dix Intelligences, de neuf âmes célestes et de neuf orbes célestes. La première Intelligence est la plus élevée dans le monde. Elle sert de point de liaison entre le Premier principe, unique, et le multiple.

De cette première Intelligence en découle une deuxième qui se pense elle-même et rend sa propre existence nécessaire. En philosophie, ce qui est nécessaire désigne ce qui ne peut pas ne pas être ou ne peut pas être autrement. La deuxième Intelligence est donc produite par la première et est elle-même un univers clôt sur lui-même. De cette deuxième intelligence découle une première sphère céleste qui est animé par une âme céleste. Ce mouvement se répète jusqu’à la dixième Intelligence, qui est aussi appelé l’Intellect Agent.

Les différentes sphères célestes se situent toutes dans le monde supralunaire (au-delà de la Lune). Il s’agit du Ciel cristallin, de la sphère des Etoiles fixes, de Saturne, de Jupiter, de Mars, du Soleil, de Vénus, de Mercure et de la Lune. Par ailleurs, le mouvement des planètes est réglé par leurs âmes motrices.

La dixième Intelligence, quant à elle, est trop éloignée de la première et règle le monde sublunaire, le nôtre, qui est soumis à la génération et à la corruption, c’est-à-dire à ce qui naît et qui meurt.

La psychologie d’Avicenne

Les trois formes d’âme : l’âme végétale, l’âme animale et l’âme humaine

Pour Avicenne, les êtres vivants ont trois âmes distinctes :

L’âme végétale est la plus rudimentaire. Elle a trois fonctions, à savoir la nutrition, la croissance et la reproduction.

L’âme animale a deux facultés : celle d’action, qui permet aux animaux de mouvoir leur corps, et la faculté de perception.

La faculté d’action est liée à la volonté, qui elle-même vient du besoin (se nourrir par exemple). Mais la volonté permet également de fuir ou de rejeter ce qui fait aversion.

La faculté de perception s’exerce de deux manières : par la perception externe et par la perception interne. La perception externe renvoie aux cinq sens, mais la perception interne permet à l’animal de mémoriser des choses et de savoir comment réagir : pour un mouton, il est inutile de voir un loup être agressif pour savoir que c’est un prédateur.

Enfin, l’âme humaine a des facultés supplémentaires : la faculté de connaissance et la faculté d’action.

La faculté de connaissance est distinguée entre théorie et pratique. La connaissance théorique repose sur des choses abstraites (le Code civil sert à telles choses) tandis que les connaissances pratiques sont soit particulières (il ne faut pas faire telle chose), soit universelles (je sais que telle chose ne permet pas de faire cela). La faculté d’action est quant à elle liée au désir et au plaisir.

La doctrine des sens internes

Nous disposons de cinq sens (toucher, vue, goût, ouïe, odorat) et c’est un fait admis. Avicenne le considère également comme vrai et, selon lui, il s’agit des états de l’âme. Ces sens sont les « sens externes » et « ils jouent le rôle d’un investigateur », donc il est aussi un or » (Le Livre de Science, partie Science naturelle).

Mais si ces cinq sens désignent les sens externes, cela signifie qu’il y a également des sens internes qui sont également au nombre de cinq :

– Le sens commun : le sens commun renvoie aux « sensibles communs » (mesure, éloignement/proximité, nombre des choses, forme – ronde, carrée -, mouvement et inertie). Quand on va voir une roue, par exemple, on va se dire qu’elle est circulaire grâce à notre sens commun
– La faculté formatrice/représentation : elle « conserve et reproduit les formes: les formes sensibles communes, les formes sensibles particulières, les formes sensibles composées par l’imagination » (Source)
– La faculté appréhensive : elle perçoit ce qui n’est pas visible par les sens externes, comme l’hostilité pour l’agneau qui voit un loup
– La faculté imaginative : elle joint entre elles les images perçues dans les représentations ou les sépare : c’est ainsi qu’on va imaginer un humain à deux faces par exemple.
– La mémoire : Il s’agit de la réserve de la faculté appréhensive

L’allégorie de l’homme volant et l’individualité de l’âme

Dans la partie intitulée Physique du Livre de la Guérison, Avicenne se donne comme objectif de prouver l’existence de l’âme et sa supériorité sur le corps.

Il faut que l’un d’entre nous s’imagine comme s’il était créé d’un seul coup et créé parfait, mais que sa vue était voilée et sa vision des choses extérieures obstruée ; et comme s’il était créé flottant dans les airs ou dans le vide de telle manière que, dans cet élément, la constitution de l’air ne le heurte pas ni ne l’oblige, par ce heurt, à éprouver une sensation ; qu’il y ait un écart entre ses membres, de sorte qu’ils ne se rejoignent pas ni ne soient en contact (Avicenne, De l’âme, cité dans La philosophie arabe, 2011, p. 101).

Imaginons donc que nous soyons en lévitation sans aucun sens (vue, toucher…) activé. Dans le cas où cette situation se produirait, chacun se mettrait à paniquer, mais dans l’expérience de pensée d’Avicenne, il faut se dire que l’on a été créé comme cela. Dans la fiction d’Avicenne, on demande à l’homme volant s’il peut affirmer que son moi existe. Son cerveau, son coeur, ses organes, ses extrémités… Il ne peut les sentir. Donc il peut penser mais ne rien sentir et, de fait, l’homme volant a donc bien conscience d’être quelqu’un ce qui, pour Avicenne, démontre la supériorité de l’âme sur le corps. Dans ce texte, la conscience de soi persiste même lorsque notre corps est exclu. On a donc deux choses :

– L’âme est d’une autre nature que le corps, une substance immatérielle et spirituelle
– L’âme s’identifie avec le moi, le « je » existant qui fait de nous un être unique.

A l’image de Descartes six siècles plus tard, Avicenne distingue l’âme et le corps par une expérience de pensée. Descartes cherche à parvenir à une première connaissance certaine par le doute (j’existe) tandis qu’Avicenne cherche à montrer la transcendance de l’âme sur le corps.

Avicenne se positionne contre Aristote en distinguant le corps et l’âme comme le montre le texte de l’homme volant. Bien que l’âme et le corps soient interdépendants, l’âme subsiste par elle-même là où le corps ne le peut pas : en fait, une âme est rattachée à un corps donné tant que ce dernier est vivant mais au moment de la mort, l’âme se dissocie. En somme, Avicenne soutient la thèse de l’immortalité de l’âme.

Les idées principales de la métaphysique d’Avicenne

A l’image d’Aristote, Avicenne explique que la pratique philosophique la plus élevée et la plus noble est la métaphysique. Il ne s’agit pas d’interroger l’être pour ses caractéristiques physiques par exemple mais bien de l’étudier pour lui-même. Il s’agit donc de l’étude de « l’être en tant qu’être » tel que formulé chez Aristote dans la Métaphysique (Livre Γ). En arabe, l’être se dit « al-mawjûd » ce qui signifie littéralement « ce qui est trouvé », « ce qui se trouve », « ce qui est là » (Source : S. Ayada, Avicenne). Le mot arabe signifie « l’existant », ce qui désigne l’ultime réalité qui vient s’imprimer dans notre âme.

L’être nécessaire et l’être possible

L’être nécessaire et l’être possible

Différence entre nécessaire et possible

En philosophie, ce qui est nécessaire désigne ce dont la non-existence est impossible et qui ne peut pas être autrement ; ce qui est possible désigne ce qui peut être, ce qui est impossible désigne ce qui ne peut pas être.


Dans un traité intitulé De la vérité, Thomas d’Aquin rendra hommage à Avicenne en écrivant :

Dieu est par l’être nécessaire par soi, comme le prouve Avicenne (cf. ici)

Mais que regroupe cette distinction ? Avicenne distingue trois modalités de l’existence : l’existant possible, l’existant nécessaire et l’existant impossible. Dans la Métaphysique, explique que « [l’être nécessaire] doit être représenté en premier parce que le nécessaire désigne l’instauration ferme de l’existence« . L’existant nécessaire se caractérise par le fait « d’imposer son être en toute clarté » (S. Ayada, 2000, p. 11). L’existant possible, pour Avicenne, diverge de la définition courante en philosophie. Pour lui, « est possible ce dont l’existence a une cause, c’est-à-dire toute réalité qui n’existe pas par soi (Id., p. 12). Enfin l’existant impossible est un contre-sens puisque ce qui est impossible n’existe pas.

La distinction entre essence et existence

La philosophie d’Avicenne est particulièrement célèbre pour la distinction entre essence et existence qui a irrigué la philosophie occidentale pour les siècles postérieurs. Pour autant, cette distinction est quelque peu schématique. Selon S. Ayada, il faudrait parler de distinction entre existence (wujûd) et quiddité (mâhiyya).

Quelques définitions pour comprendre la suite :

Quiddité : Le terme quiddité traduit le grec « to ti ên einai » d’Aristote. Mais le terme a été introduit par les traductions latines de la Métaphysique d’Avicenne qui donnait « quidditas ». Il s’agit de la réponse à la question « quid sit » (qu’est-ce que c’est ?) par opposition à la question « an sit ? » (est-ce que c’est ?), ce qui a donné le terme « anitas ». Anitas renvoie à l’existence tandis que la quiddité « ce que c’est » renvoie à l’essence (Source : Vocabulaire européen des philosophes, entrée Quiddité)
Existence : Elle désigne le fait d’être (un animal, une table, Pierre…). Elle se distingue de l’essence qui désigne ce qu’une chose est (cf. la définition de quiddité).
Genre : Dans la conception d’Aristote, le genre désigne un ensemble de propriétés qu’ont en commun plusieurs êtres (les humains sont bipèdes, rient, etc.).

La distinction ne concerne pas l’existant nécessaire par soi (qui n’a pas de quiddité) mais de l’ensemble des existants possibles qui ne sont pas Dieu. La distinction entre essence et existence se retrouve par exemple formulée par Aristote :

Ce qu’est l’homme est une chose, et le fait que l’homme existe en est une autre (cité par S. Ayada, p. 14)

Bien qu’Aristote ne creuse pas davantage ce point, Avicenne s’en saisit pour deux arguments pour montrer que l’essence (ou quiddité) d’une chose est différente de son existence.

Le premier argument est d’ordre ontologique : il repose sur la distinction entre deux types d’êtres : ceux qui existent nécessairement par eux-mêmes (comme Dieu) et ceux dont l’existence est simplement possible (tout le reste). Pour tous les êtres qui ne sont pas nécessaires par eux-mêmes, leur essence ne contient pas l’existence. Autrement dit, leur nature ne suffit pas à expliquer pourquoi ils existent. Seul l’Être divin a une essence qui implique nécessairement l’existence.

Le second est d’ordre logique : pour toutes les choses appartenant à un même genre, leur essence est distincte de leur existence. Par exemple, on peut définir ce qu’est Pierre (c’est-à-dire ce qu’il est, sa nature ou essence) sans se poser la question de savoir s’il existe réellement ou non. La définition de Pierre ne dépend donc pas de son existence. Cette distinction est centrale dans la philosophie médiévale, mais même chez des auteurs comme Descartes, Spinoza ou Hegel qui la discuteront ou la retravailleront. En guise d’illustration, voici ce que dit Avicenne dans la Métaphysique du Shifâ’ :

L’existence est distincte de la quiddité

Nous ditons ! il est évident que pour toute chose, il y a une nature propre, qui est sa quiddité. On sait que la nature de toute chose qui lui est propre est autre que l’existence qui est synonyme de l’affirmation. Et cela parce que si tu dis : « la nature de telle chose existe » soit concrètement, soit dams l’âme, ou soit d’une manière absolue qui contient tous les deux, il y aura à cela une « intentio » acquise intelligée.

Mais si tu dis : « la nature de cela est la nature de cela » ou « la nature de cela est une nature », ce serait une tautologie. Si tu dis : « la nature de cela est une chose ce serait également une affirmation qui ne livre pas ce qu’on ignore. Et c’est encore moins profitable de dire que « la nature est une chose » à moins d’entendre par « chose » l’existente, comme si tu disais : « la nature de A est une chose et la nature de B est une autre chose », cela n’est pas valide et n »apporte de profit que parce que tu as caché par evers toi dans l’âme que c’est une chose autre particulière différente de la première chose. C’est comme si tu disais : « la nature de A est une nature et la nature de B est une autre natureé. Sans ce sous-entendu et cette conjonction, on n’aurait aucun résultat.

Par conséquent, par « chose », on entend cette « intention ». La concomitance de l’intentio de l’existence ne quitte jamais la chose : bien plus, l’intention de l’existant accompagne nécessairement toujours la chose, car la chose existe soit concrètement, soit dans l’imagination et dans l’intelligence. S’il n’en était pas ainsi, elle ne serait pas une chose.

Quand on dit : « la chose, c’est ce sur quoi on porte une énonciation », cela est vrai, et qu’ensuite on dise : « la chose peut ne pas exister absolument », c’est là un point qui doit être discuté. Si par non-existant, on entend le non-existant concrètement, il est possible qu’il en soit ainsi. En effet, il est possible que la chose soit établie dans l »esprit et n’existe pas dans les choses extérieures. Mais si on entend autre chose que cela, cela serait faux ; il n’y aurait, à son sujet, d’aucune façon, un énoncé et la chose ne pourrait pas être connue ; sauf si elle est représentée dans l’âme selon une forme qui désignerait quelque chose d’extérieur, cela non.

Source : Avicenne, Métaphysique du Shifâ’, Livre premier, chap. 5, pp. 108-109 de l’édition de 1978 traduite par Georges C. Anawati

La philosophie politique d’Avicenne

Contrairement à Platon, Aristote ou Al-Farabi, Avicenne n’a pas laissé de livre de philosophie politique en tant que tel. Cependant, le dernier livre de la Métaphysique est consacré à ce sujet. Comme Aristote, Avicenne pense que l’homme est un être social qui ne peut pas vivre seul. Il est également un animal politique puisque la loi et la justice nécessitent un législateur. De même, dans la mesure où ils ont besoin les uns des autres, les hommes doivent mettre en place une division du travail. Là encore, Avicenne reste fidèle à Aristote et Platon. Mais Avicenne développe une pensée politique singulière en faisant intervenir les préceptes de l’Islam dans la politique. Pour prévenir les risques de discordes et de divisions, il propose de mettre en place un dispositif qui pallie les inégalités nées de l’échange (S. Ayada, p. 34). Il parle alors de « tradition » (sunna) et de justice (‘adl). S. Ayada précise que sunna doit être entendu comme à un « ensemble de comportements profanes ou religieux, d’attitudes et de propos tenu par des sages investis du rôle de modèle ». La justice (‘adl) doit être comprise comme étant une vertu morale et une exigence commutative. La sunna, telle que l’entend Avicenne, doit être imposée par un homme en particulier : il s’agit du prophète (nabî) quest doté de faculté extraordinaires (au sens littéral). Son rôle est de ramener les gens à Dieu. Cela ressemble un peu au roi-philosophe de Platon, qui guide vers la vérité.

En parallèle, pour Avicenne, le Législateur doit ordonner la ville en trois parties : les administrateurs, les techniciens et les gardiens. Chacun doit avoir sous sa direction des sous-chefs etc. L’objectif est de faire en sorte que chacun soit occupé :

Le statut des chômeurs dans la cité idéale

[L’enjeu est] qu’il n’y ait plus aucun chômeur dans la ville, sans poste déterminé, mais que chacun puisse être utile à la ville. Que l’oisiveté et le chômage soient défendus et qu’on ne permette à personne de tirer d’un autre la subsistance indispensable à l’homme, alors que lui reste inactif, déchargé de tout devoir. Le Législateur doit réprimander fortement de telles personnes. Si elles ne viennent pas à résipiscence, il les exilera. Si ce qui cause cela est une maladie ou un sinistre, il leur réservera un emplacement qui les accueillera avec ceux qui sont dans le même cas qu’eux ; et on mettra à leur tête un intendant. (Métaphysique, Livre X, p. 181)

Conclusion – Penser comme Avicenne : la sagesse entre science, action et contemplation

Avicenne ne fut pas seulement un médecin de génie ou un philosophe rigoureux : il fut un véritable architecte de la pensée, unifiant les héritages grecs, arabes et persans dans une œuvre qui vise à la fois la connaissance, la transformation de soi et le salut.

Sa conception de la philosophie n’est jamais abstraite ni froide : elle engage tout l’être humain, de la raison jusqu’à l’âme. La sagesse, chez lui, n’est pas un simple savoir encyclopédique, mais un effort pour comprendre le monde dans son ordre intelligible, pour mieux s’y inscrire en tant qu’homme libre et accompli.

Dans un monde où l’action est souvent dissociée de la pensée, et la science de la quête de sens, Avicenne nous rappelle que le savoir véritable est celui qui transforme celui qui le possède, le rendant apte à contempler la vérité et à orienter sa vie selon le Bien.

La figure du sage, chez Avicenne, est celle d’un philosophe qui unit en lui le savant, le médecin et le mystique : il soigne les corps, éclaire les esprits et élève les âmes.

Annexe : Conclusion du Livre des directives et remarques

O ami ! j’ai baratté pour toi, dans ces Directives [le beurre fait] de la crème de la vérité et je t’ai fait goûter le mets des hôtes vénérés, [où sont accommodées] les [diverses] sagesses en élégantes paroles. Préserve-le donc des profanateurs, des ignorants, de qui n’a pas été doué d’une intelligence enflammée, et manque de pratique et d’habitude, de quiconque incline à penser avec la foule, ou se place parmi les hérétiques, chez ces soi-disant philosophes et leurs imbéciles.
Mais si tu trouves quelqu’un à qui tu te fies pour sa pureté de conscience, la droiture de sa vie, son abstention des actes auxquels il est poussé par le Tentateur, et son regard de complaisance et de sincérité vers la vérité, alors, donne-lui ce sur quoi il t’interroge, par degrés, par fragments, à bâtons rompus ; observe sa physionomie au sujet de ce que tu as dit précédemment pour [traiter] le problème en face duquel il se met. Fais-lui prendre un engagement par serment, sur Dieu, et qui ne lui laisse pas d’issue, de suivre ta méthode dans ce que tu lui as donné et de se conformer à ton exemple. Si tu divulgues cette science et la gaspilles, dieu [jugera] entre toi et moi. « Et Dieu suffit comme intendant. » (1)

(1) Qur.IV, 83, 131 et 169 (81, 132 et 171) ; X

Sources

Ayada S., Avicenne, Paris, Ellipses, 2002

Koetschet P. La philosophie arabe, Paris, Points, 2011

Corbin C. Histoire de la philosophie islamique, Paris, Folio, 1986

Ushida N. La notion de la faculté estimative d’après Avicenne (en ligne) : Société de philosophie médiévale, https://jsmp.jpn.org/jsmp_wp/wp-content/uploads/smt/vol6/105-116_ushida.pdf


Oeuvres d’Avicenne


Avicenne (1978), Métaphysique du Shifâ’ (Livre I à V), Paris, Vrin,

Avicenne (1985), Métaphysique du Shifâ’ (Livres VI à X), Paris, Vrin
Avicenne (2007), Le Livre de Science, Paris, les Belles Lettres, 2007

6 réponses à « La philosophie d’Avicenne »

  1. For the first time I knew about Avicenne! Well shared 💐

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    1. Avatar de it's a riddle
      it’s a riddle

      Thx !!!

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      1. Welcome 😊 Hi visit my YouTube channel 🙂 if possible then subscribe to it.https://youtube.com/@pritilatanandi2010?si=tN3pZrL49oCvQFvW
        Thank you 👍🏼🙏🏼

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  2. You don’t just provide food for thought — you provide a banquet. ty.

    Aimé par 4 personnes

    1. What a great comment for a great post!

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    2. Avatar de it's a riddle
      it’s a riddle

      Thanks !!!

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