Les pratiques de lecture vues sous un angle sociologique : sommes-nous uniquement le fruit de notre milieu familial dans notre rapport à la lecture ?

  1. La pratique de la lecture lecture comme héritage culturel
  2. Lecture et théorie de la légitimité culturelle
  3. Le devenir de la théorie de la légitimité culturelle : l’émergence de la notion de dissonance culturelle

« La lecture est un art de faire qui s’hérite plus qu’il ne s’apprend. Et à ce titre, il a plus souvent valeur de symptômes de l’enracinement dans les groupes sociaux pratiquant les formes dominantes de la culture que d’instrument de la mobilité culturelle vers ces mêmes groupes » (in Chartier, 1985, Pratiques de la lecture, p.31).

Comment le prouver et que disent les travaux à ce sujet ?

La pratique de la lecture lecture comme héritage culturel

Pour répondre à cette question, il faut repartir de la notion de capital culturel élaborée par Pierre Bourdieu. Cette notion a été forgée dans la Reproduction (1970), écrit avec Jean-Claude Passeron. Elle désigne les ressources culturelles permettant à l’individu d’apprécier les biens et pratiques propres à la « culture savante ». Lorsqu’elle a été conçue, Bourdieu voulait montrer que les inégalités scolaires étaient dues à l’origine sociale, puisque selon lui, chaque classe sociale est caractérisée par une proximité plus ou moins grande avec la culture dispensée à l’école puisqu’ils disposent, ou non, de ressources leur permettant de l’appréhender. Chez les enfants de paysans, d’ouvriers, d’employés… Bourdieu et Passeron montrent que « l’acquisition de la culture scolaire est acculturation » (La Reproduction, p.37). Elle implique une distanciation vis-à-vis de sa culture d’origine pour s’imprégner des normes et valeurs de l’école.

Selon Pierre Bourdieu, dans un article intitulé les trois états du capital culturel publié en 1979, le capital culturel existe sous trois formes : le capital culturel à l’état incorporé est défini comme étant sous la forme de dispositions, de savoirs et savoir-faire constitutifs d’un habitus[1]. C’est le temps de l’apprentissage (le fait d’apprendre à parler par exemple) et il peut être totalement dissimulé : l’acquisition de ce capital culturel est inconscient.

Ensuite, le capital culturel peut exister à l’état objectivé, sous la forme de biens culturels : tableaux, livres, machines… Le capital culturel, dans sa forme objectivée, peut faire l’objet d’une acquisition grâce au capital économique. Mais il doit également être appréhendé à l’état du capital culturel incorporé. On peut avoir un grand nombre de livres dans sa bibliothèque coûtant chers, mais si l’on est incapable de les lire, cela ne présente aucun intérêt.

Enfin, le capital culturel existe sous forme institutionnalisée, c’est le fait de posséder des titres scolaires.

Ces trois formes de capital culturel permettent de comprendre en quoi la pratique de la lecture est un héritage précédant l’apprentissage de la lecture à l’école puisque sans capital culturel incorporé ni objectivé, l’acquisition d’un capital culturel institutionnalisé est problématique.

La lecture est une pratique acquise dans le milieu familial et son accès est inégal en fonction du milieu social d’origine. La lecture est une pratique acquise très tôt dans le milieu familial. Elle devient pour les plus favorisés, un habitus, que n’ont pas, le plus souvent, la possibilité d’acquérir les enfants des classes populaires.

En ayant une bibliothèque chez soi et en voyant ses parents lire, on peut se constituer un capital culturel qui vient s’ajouter au capital scolaire. Plus on a un niveau d’instruction élevé, plus on va développer nos compétences de lecteurs, parce que la lecture développe la curiosité ou incite à acquérir de nouvelles connaissances. On peut associer, statistiquement parlant, le fait de posséder un diplôme élevé au fait d’être un grand lecteur : selon l’enquête les pratiques culturelles des français, en 2008, 46 % des non-diplômés et des détenteurs d’un CEP, 34 % de ceux qui ont le BEP n’ont lu aucun livre durant l’année, alors que les bacheliers, les diplômés de l’enseignement supérieur sont 41 % et 56 % à avoir lu plus de dix livres.

Les lecteurs des milieux populaires sont rarement détenteurs de capital culturel et recherchent peu une activité solitaire qui les éloigne de leurs réseaux de sociabilité sauf si la lecture est une occasion d’échanges. Du fait d’un parcours scolaire plus ou moins chaotique, la lecture leur demande des efforts et ils y consacrent peu de temps [Robine, 1984 ; Bahloul, 1987].

Lecture et théorie de la légitimité culturelle

On a vu précédemment que le capital culturel et le capital scolaire étaient étroitement liés. Aussi, nous allons faire un état des lieux de ces enjeux théoriques pour montrer en quoi cette question a occupé une bonne partie de la sociologie française depuis les années 1960 autour de la « théorie de la légitimité culturelle » que l’on centrera sur la lecture.

Dans les années 1960, Pierre Bourdieu et son équipe (Luc Boltanski, Robert Castel, mais aussi Dominique Schnapper[2]) ont été chargés de réaliser deux enquêtes sur les pratiques de la photographie et sur la fréquentation des musées. Cela lui a permis de façonner une théorie que nous appelons « la théorie de la légitimité culturelle » dont il a rendu compte dans la Distinction, ouvrage publié en 1979. La théorie de la légitimité culturelle repose sur l’idée que toutes les pratiques ne se valent pas et que certaines sont plus distinctives que d’autres au sein de la société : elles apportent plus de prestige à ceux qui les adoptent et correspondent aux pratiques des classes supérieures.

Dans L’amour de l’art, publié en 1966, une enquête sur les musées, les auteurs utilisent des questionnaires et croisent plusieurs variables statistiques. Ils montrent que la fréquentation des musées croît en fonction de la catégorie socioprofessionnelle d’origine et du niveau d’instruction. Bourdieu écrit explicitement : « la statistique révèle que l’accès aux œuvres culturelles est le privilège de la classe cultivée » (L’amour de l’art, 1966, p.69) et elle se distingue des classes moyennes et populaires. Dans la Distinction, il étend ce constat à d’autres pratiques telles que la lecture, le cinéma, les loisirs… Il confirme les résultats établis dans l’Amour de l’art et les applique à l’ensemble des pratiques culturelles et pas seulement à celles relevant de la culture savante. « Il constate « une relation très étroite qui unit les pratiques culturelles (ou les opinions afférentes) au capital scolaire (mesure aux diplômes obtenus) et secondairement à l’origine sociale (saisie au travers de la profession du père) » (Jourdain et Naulin, la théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, p.66). Selon leur niveau d’instruction et leur classe sociale ; les individus n’ont pas les mêmes pratiques culturelles.

Selon Bourdieu donc, certaines pratiques culturelles sont plus « légitimes » que d’autres. Le terme de légitimité est ici emprunté à Max Weber.

Elle désigne l’autorité symbolique acquise par certaines pratiques. Dans un article intitulé Comment être sportif ? publié dans Questions de sociologie, Bourdieu oppose le tennis, l’équitation et le golf, conçus comme sports légitimes au cyclisme, au football et à la pétanque, perçues comme des pratiques vulgaires. La théorie de la légitimité culturelle est donc basée sur l’idée d’une hiérarchie culturelle. Dans la Distinction, Bourdieu définit trois registres pour définir le goût à partir des niveaux scolaires et des classes sociales : – le goût légitime, c’est-à-dire le goût des œuvres légitimes (peintures de Bruegel par exemple), le « goût moyen » qui correspond aux œuvres mineures des arts majeurs (Rhapsody in Blue par exemple) et les œuvres majeures des arts mineurs (chansons de Brel et de Brassens) et « le goût populaire » qui correspond au choix d’œuvres de musique dite « légère » ou bien chansons dépourvues de prétention artistique (Luis Mariano).

Dans cette perspective, les lecteurs issus de classes populaires ressentent un sentiment d’indignité culturelle lorsqu’ils sont contraints de préciser leurs lectures et qu’ils éprouvent une certaine honte à indiquer qu’ils lisent peu ou bien lorsqu’ils n’arrivent pas à mentionner leurs goûts pour des lectures perçues comme indignes. Ils marquent également une certaine indifférence aux signes de la légitimité culturelle lorsqu’ils oublient les noms des auteurs, les titres des ouvrages lus. D’un autre côté, les personnes diplômées sont cultivées et lisent le plus souvent des ouvrages de la culture légitime ; pourtant certaines lisent peu : la relation entre instruction et lecture n’est ni étroite ni définitive, l’envie de lire, de connaître, dépend de circonstances, de rencontres qui interviennent au cours de la vie et peuvent modifier, détourner, atténuer les effets du capital culturel et scolaire acquis ou hérité.

Pour deux auteurs, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, dans leur livre le savant et le populaire (1989), analyser les pratiques populaires de la lecture faite uniquement en termes de soumission ou dépendance à l’égard de la légitimité culturelle, revient à annuler leur spécificité. Ils parlent alors de misérabilisme. A l’inverse, sacraliser les cultures populaires en les considérant comme autosuffisantes en termes de sens revient à faire oublier les rapports de domination dans lesquelles elles sont encastrées. Les auteurs parlent alors de populisme.

Pour étudier les pratiques populaires, sans tomber ni dans le misérabilisme, ni dans le populisme, il faut se rapprocher du concept d’interdépendance forgé par Norbert Elias (1897-1990). Les individus, pour former société, constituent des chaînes d’interdépendances. De cette manière, il n’y a pas de séparation entre individu et société. En mobilisant ce concept, on peut étudier les pratiques culturelles comme étant des influences réciproques entre pratiques dominantes (ou légitimes) et dominées. C’est pour cela qu’il existe des gardes champêtres lecteurs de Nietzsche ou des cadres supérieurs lecteurs de BD.

Le devenir de la théorie de la légitimité culturelle : l’émergence de la notion de dissonance culturelle

Peut-on réduire la culture à une distinction entre « culture légitime » et « culture populaire » ? Est-ce aussi binaire ?

La Distinction a été traduite en anglais et a eu un certain écho aux Etats-Unis, notamment autour de la musique. Si certains résultats de sa théorie ont été confirmés (Paul DiMaggio et Michael Useem dans un article datant de 1978 (Social Class and Arts Consumption : the Origines and Consequences of Class Differences in Exposure to the Arts in America), d’autres données ont été collectées sur la musique par deux auteurs, Richard Peterson et Roger Kern. Ils montrent que les goûts musicaux, chez les classes supérieures, sont relativement éclectiques et ils distinguent deux idéaux-types. Les snobs, qui ont des préférences pour les genres légitimes (opéras) et les omnivores, qui ont des goûts allant du moins légitimes au plus légitime. En comparant des données recueillies en 1982 et 1992, ils parviennent à montrer que le nombre d’omnivores a largement augmenté. Ils l’expliquent par un effet de génération et un effet de période. Cette recherche porte un premier coup à la théorie de la légitimité culturelle  mais ne remet pas en cause la distinction entre classes populaires et classes supérieures.

Nous voyons ici poindre une forme de désacralisation de la culture légitime : la lecture est une pratique pouvant être réalisée par chacun, quel que soit son milieu social, et l’on ne peut pas rattacher un type de lecture à un groupe social. C’est ce que Bernard Lahire, dans La culture des individus, appelle « la dissonance culturelle ».

On se souvient de la définition de l’habitus par Bourdieu (ensemble de dispositions acquises par l’individu au cours de sa socialisation). Ces manières de penser, de percevoir, de se comporter que l’individu accumule au cours de ses expériences sociales créent un cadre qui modèle ses pratiques sociales. Ce cadre est évidemment influencé par le milieu social dans lequel l’individu a évolué : la manière de parler, les goûts, les postures physiques, les modes de pensée sont ainsi en partie le résultat, souvent inconscient, des influences qui se sont exercées sur chacun d’entre nous). Au cours de son parcours de vie, il est possible que son habitus évolue et qu’il soit en décalage avec sa socialisation primaire. Dans ce cadre, Bernard Lahire va parler d’habitus individuels.

Bernard Lahire montre que si l’on se place du point de vue des individus, nous ne pouvons plus rendre compte des pratiques culturelles uniquement à partir d’un habitus de classe. Certes, l’école transmet certaines dispositions culturelles (apprendre à lire), mais nous ne sommes pas le fruit d’une socialisation unique. Les acteurs ne sont pas façonnés par un habitus unique mais incorporent des modèles d’actions différents voire contradictoires.

Un même individu va occuper différents rôles sociaux durant sa vie : écolier, ami, père/mère de famille, collègue de travail… et durant ces différents rôles, il va incorporer de nouveaux schèmes de perception, de nouvelles pratiques culturelles… « Ce stock de modèles, plus ou moins étendu selon les personnes, s’organise en répertoires, que l’individu activera en fonction de la situation. » écrit Lahire dans L’homme pluriel. L’auteur va ici à l’encontre de travaux mettant en avant une transmission directe du capital culturel familial.

Il s’intéresse aux modalités de la transmission à partir de « tableaux de famille » pour repérer les formes qui rendent un patrimoine culturel vivant ou mort. Il se peut que quelqu’un dispose d’un capital culturel dans une famille mais qu’il n’y ait pas d’interactions avec ses enfants. Les instances de socialisation (école, amis…) ont également un rôle décisif dans cette transmission mais on ne peut pas l’expliquer, selon Lahire, par le temps de fréquentation de ces instances. Selon Lahire, il faut plutôt s’intéresser aux processus de socialisation à niveau microscopique. C’est dans ce contexte que l’auteur est amené à s’intéresser aux pratiques culturelles. Il revient sur la théorie de Bourdieu selon laquelle, dans la Distinction, les types de goûts sont liés aux positions de classe et à la culture légitime. Il montre que les frontières entre culture légitime (haute culture) et culture populaire (sous-culture) est brouillée, tant les pratiques dissonantes en termes de légitimité culturelle sont fréquentes dans toutes les couches sociales. Dans son ouvrage, il trace de nouveaux portraits permettant de voir des individus aux pratiques culturelles dissonantes, dont la lecture (chapitre 15 de La culture des individus).

Dans cet ouvrage, l’auteur défend la thèse selon laquelle nous avons une forte probabilité de rencontrer, chez les jeunes de 15-19 ans, des profils dissonants. Cela peut s’expliquer par les rapports de force entre culture littéraire et scientifique d’une part et d’autre part, entre culture littéraire et artistique et culture du divertissement. Il montre que, de manière générale, la « haute culture » tend à être désacralisée au profit de lecture plus populaires : la bande dessinée qui était dénigrée dans les années 1950 par exemple est une lecture courante aujourd’hui et ce, quelle que soit notre position dans la société. On peut donc répondre à une question qui peut se poser lorsque l’on parle de lecture et de culture légitime, on voit bien que cette dernière notion n’a plus vraiment de valeur. D’autre part, la pratique de la lecture peut évoluer au cours de sa vie, en fonction d’événements biographiques, de son état de santé…


[1] L’habitus désigne l’ensemble des dispositions acquises lors de la socialisation et qui conduisent notre manière d’être. Une définition plus précise est : « « L’habitus est un ensemble de dispositions durables, acquises, qui consiste en catégories d’appréciation et de jugement et engendre des pratiques sociales ajustées aux positions sociales. Acquis au cours de la prime éducation et des premières expériences sociales, il reflète aussi la trajectoire et les expériences ultérieures : l’habitus résulte d’une incorporation progressive des structures sociales. C’est ce qui explique que, placés dans des conditions similaires, les agents aient la même vision du monde, la même idée de ce qui se fait et ne se fait pas, les mêmes critères de choix de leurs loisirs et de leurs amis, les mêmes goûts vestimentaires ou esthétiques. Un même petit nombre de principes générateurs (le sens de la distinction des classes supérieures, la bonne volonté culturelle des classes moyennes, le choix du nécessaire par les classes populaires) permet ainsi de rendre compte d’une multitude de pratiques dans des domaines très différents » (P.Bourdieu, La distinction, (définition tirée des 100 mots de la sociologie).

[2] Qui se sont tous plus ou moins éloignés de Bourdieu par la suite pour étudier des thématiques diverses : psychiatrie et travail pour Castel, chômage et Etat pour Schnapper par exemple.

5 réponses à « Les pratiques de lecture vues sous un angle sociologique : sommes-nous uniquement le fruit de notre milieu familial dans notre rapport à la lecture ? »

  1. […] A propos des Pauvres à la bibliothèque de Serge Paugam et Camila GiorgettiLes pratiques de lecture vues sous un angle sociologique : sommes-nous uniquement le fruit de notre … […]

    Aimé par 1 personne

  2. Je n’ai rien lu des auteurs répertoriés, je ne ferai donc que des commentaires vagues. J’essaierai d’examiner leurs positions qui me paraissent déjà dignes de mention et d’attention.
    Je suis heureux de voir le thème de la relation entre lecture et culture et les conséquences indéniables qui contrastent avec les cours explorés en profondeur.
    Je n’ai pas pu étudier la sociologie et la difficulté avec la langue française m’empêche de commenter comme je le souhaiterais, cependant j’ai lu toute votre contribution extrêmement intéressante.

    Merci pour ces demandes

    J’aime

  3. En parlant de culture, je vous laisse avec une contribution relative à l’Exposition sur les Radios qui créent de la culture.
    Mon mari a également participé. Je suis désolé que vous ne puissiez peut-être pas en profiter à cause de la langue.

    *Avec mon mari, nous avons quitté Salerne pour nous installer dans cette petite ville de la province.
    Ces initiatives ne sont pas isolées.

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de it's a riddle
      it’s a riddle

      Merci !

      J’aime

  4. Thank you for the article that encourages reading.🙏😉👏🏻🇯🇵

    Aimé par 1 personne

Répondre à marzia Annuler la réponse.