La leçon sur les Indiens de Francisco de Vitoria (1539)

Note : ce post fait partie d’une série d’articles consacrés aux débats intellectuels relatifs à la conquête des Indes, pour en savoir plus, voir ici.

La Leçon sur les Indiens a été prononcée en 1539, c’est-à-dire onze ans avant la Controverse de Valladolid, mais également près de 30 ans après les écrits dénonçant l’encomienda. Francisco de Vitoria, nous l’avons vu, était un philosophe et théologien engagé dans les débats intellectuels de son temps. Au tout début de sa leçon, il propose un commentaire d’un extrait de l’Evangile de St Matthieu : « Enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Vitoria, 1965, p. 3). Il commence donc par une introduction présentant le propos de sa Leçon :

Dans une première partie, il cherche à comprendre de quel droit les Indiens sont passés sous domination espagnole, dans une deuxième partie, il dira ce qu’ont le droit de faire les Espagnols, que ce soit sur un plan temporel et spirituel, et dans une troisième partie, il dira ce que peuvent faire les princes ou l’Eglise à l’égard des Indiens aux plans spirituel et religieux.

Il commence sa leçon par une première partie portant donc sur les doutes que l’on peut avoir vis-à-vis de la conquête des Indiens par les Espagnols. Mais est-ce que cette question est vraiment utile ? Vitoria s’appuie sur l’autorité d’Aristote qui explique dans l’Ethique à Nicomaque que « si on délibérait toujours, on irait à l’infini » (Id, p. 6). Pour Francisco de Vitoria, il n’y a pas de doute à avoir car ce serait « chercher un nœud dans un jonc » (Id, p. 7), reprenant ainsi un proverbe ancien qui signifie « chercher des difficultés où il n’y en a pas ». Mais en cas de doute, il se réfère également à Aristote : il faut éclairer sa conscience et prendre leurs avis même s’ils se trompent. Pour agir moralement, en cas de doute, il faut « s’appuyer sur l’autorité de ceux qui ont compétence ». Ainsi, si les autorités consultées expriment qu’une telle action était interdite, il faut suivre leur jugement. A l’inverse, si les « sages qu’on a consultés en cas de doute ont jugé que telle action était permise, celui qui suit leur jugement est sûr en conscience, même si cette action est en réalité interdite » (p. 11). S’il y a bien eu des doutes vis-à-vis de la conquête des Indiens, ils ne semblent pas tous résolus et Vitoria se propose de les éclairer : l’injustice à laquelle font face les Indiens n’est pas aussi évidente que cela même si elle est résolue par des juristes et des experts en théologie.

Vitoria s’interroge alors sur l’indépendance des Indiens avant la conquête espagnole : avaient-ils un pouvoir public et privé ? « Autrement dit, étaient-ils les propriétaires véritables de leurs biens et de leurs possessions privées ? Et d’autre part, y avait-il chez eux des princes et des chefs véritables pour commander aux autres » (Id., p. 13). Vitoria part du principe que si on les considère en tant qu’esclaves, ils n’ont aucun droit. Mais si on les considère comme possédant leurs biens, ils doivent être « considérés comme des maîtres véritables et on ne doit pas les troubler dans leurs possessions sous prétextes qu’ils seraient esclaves par nature » (p. 14). Il remarque également que si les Indiens n’ont pas de pouvoir véritable, ce ne peut être qu’en raison « de leurs péchés, de leur infidélité ou de leur faiblesse mentale » (p. 15). Aussi, il montre que le péché ne fait pas perdre le pouvoir, car le fondement de celui-ci n’est pas la grâce. Vitoria avance son propre argument : si le pécheur perdait son pouvoir civil, il perdrait aussi son pouvoir naturel (p. 17). Par ailleurs, le péché ne détruit par l’image de Dieu dans l’homme car c’est par la raison que l’homme est semblable à Dieu. Enfin, le péché ne fait pas perdre le pouvoir spirituel, donc pas davantage le pouvoir civil.

On peut donc en déduire que même si les Indiens étaient en état de péché vis-à-vis de la religion chrétienne, ils sont tout à fait en droit d’avoir leur propre pouvoir.

Ensuite, Vitoria cherche à savoir si l’infidélité à la religion chrétienne fait perdre le pouvoir. A priori oui parce que « les hérétiques n’ont pas de pouvoir. Donc les autres infidèles non plus, car leur condition ne semble pas meilleure » (p. 20).

Mais Vitoria va à l’encontre de ces arguments en s’appuyant sur la distinction entre « infidélité » et « hérésie ». Les Pharaons, dans la Bible, étaient des rois sans pour autant être chrétiens. De plus, « il n’est pas permis de soi d’enlever aux Sarrasins, aux Juifs ou aux autres infidèles les biens qu’ils possèdent, sous prétexte qu’ils sont infidèles » (p. 21). Il s’agit donc de vol. Vitoria distingue donc bien ici la sphère temporelle de la sphère spirituelle. Vitoria s’intéresse ensuite aux hérétiques (p. 21-27) et aux « fous ou insensés ».

La thèse est posée en ces termes : « Les Indiens n’ont pas perdu leur pouvoir sous prétexte qu’ils étaient fous ou insensés » (p. 27). La réponse est la suivante : les être irrationnels ne peuvent pas avoir de pouvoir, n’ont pas de droits et ne sont pas maîtres de leurs actes. Mais les enfants peuvent avoir un pouvoir, même « avant l’âge de raison », par conséquent, les Indiens peuvent également avoir un pouvoir même : « car ils possèdent à leur manière l’usage de la raison » (p. 31). Vitoria rappelle qu’ils ont des villes, connaissent le mariage, ont des magistrats, commercent, etc. Par ailleurs, ils ont une forme de religion, « ils ne se trompent pas dans les choses qui sont évidentes pour les autres hommes, ce qui révèle l’usage de la raison » (p. 32). Cependant, « s’ils paraissent aussi stupides et obtus, je pense que cela vient, en très grande partie, d’une éducation mauvaise et barbare ; car on voit également chez nous beaucoup de paysans qui diffèrent à peine des animaux » (p. 32). Cela permet à Vitoria de conclure que les Indiens avaient un véritable pouvoir, tant publique que privé antérieur à la conquête Espagnole.

Vitoria peut ensuite passer à la deuxième partie de sa Leçon en montrant que la domination espagnole est illégitime sur les Indiens.

D’abord, en s’appuyant sur l’autorité de Thomas d’Aquin et d’Aristote, Vitoria affirme que l’empereur (Charles Quint en l’occurrence) n’est pas le maître du monde en vertu du droit naturel. Les hommes sont libres et personne ne peut les asservir. Si, comme le montre Aristote, l’homme est un animal social, Thomas rappelle que ce n’est pas déterminé par la nature mais par la loi. Par ailleurs, l’empereur ne peut être maître du monde en vertu du droit divin. Vitoria s’appuie sur la Bible et sur Thomas d’Aquin pour le prouver. Enfin, l’empereur n’est pas le maître du monde en vertu du droit humain, car il n’a reçu aucune juridiction lui permettant de l’être (p. 45). De plus, même si l’empereur était le maître du monde, il ne pourrait s’emparer des Indes (p. 45) : pour Vitoria, cela s’explique par le fait que le pouvoir de juridiction ne s’applique pas à de nouvelles terres découvertes.

Ensuite, Vitoria s’intéresse au cas du pape : dans les bulles de 1493, le pape Alexandre VI attribuait aux Espagnols toutes les terres situées à l’ouest d’un méridien défini. Mais avait-il le droit de le faire ? Tout comme l’empereur, pour Vitoria, le pape n’est pas le maître temporel du monde. Ensuite, même s’il l’était, il ne pourrait pas transmettre son pouvoir aux princes parce que ce serait le pouvoir de la papauté et non des souverains. Enfin, le pape a un pouvoir temporel dépendant du spirituel mais il n’a aucun pouvoir temporel sur les Indiens. Vitoria refuse donc toute autorité à l’empereur et au pape sur les Indes et se tourne vers une conception démocratique de la politique.

Enfin, il s’intéresse au droit de découverte : les conquistadores n’ont aucun droit sur les Indes puisque « en vertu du droit des gens et du droit naturel, les choses abandonnées deviennent la propriété de celui qui s’en empare » (p. 59). Or, les Indiens étaient déjà propriétaires de leurs terres : il n’est donc pas possible d’occuper leurs territoires. Alors on peut se demander, explique Vitoria, si les Indes peuvent être conquises par le refus de la foi chrétienne des Indiens. Pour l’auteur, avant l’évangélisation, les Indiens n’étaient pas en état de péché en ne croyant pas au Christ. Ensuite, les Indiens ne sont pas tenus de croire sur la simple annonce de l’Evangile, par contre, ils sont dans un état de péché s’ils refusent d’écouter les missionnaires et ils sont tenus de croire si l’évangile leur a été présenté de manière suffisante. Enfin, pour Vitoria, l’évangélisation des Indiens a été faite de manière insuffisante. Quoiqu’il en soit, les Espagnols ne peuvent pas faire la guerre aux Indiens, même s’ils refusent la foi.

En dehors des considérations religieuses, Vitoria s’intéresse aux considérations morales : les Indiens ont des vices contre la loi naturelle, mais les Espagnols ont-ils pour autant le droit de leur faire la guerre ? Pour Vitoria, la réponse est négative : le pape n’a aucun pouvoir sur les fautes contre la loi naturelle.

« Lorsqu’ils arrivent chez les barbares, les Espagnols leur expliquent, en effet, que le roi d’Espagne les envoie pour leur bien et ils les invitent à le reconnaître et à accepter pour maître et roi. Ceux-ci répondent qu’ils acceptent » (p. 76). Les Indiens auraient donc accepté librement d’être asservis à l’Espagne. Or, pour Vitoria, c’est insuffisant puisque « ce sont des gens armés qui demandent cela à une foule désarmée et craintive qu’ils encerclent » (p. 76). De plus, comme les Indiens avaient déjà leur organisation sociale et politique, il paraît étrange à Vitoria qu’ils aient accepté, sans contrainte, la conquête Espagnole. En effet, la découverte du Mexique et du Pérou en 1532-1533 ont montré que les Indiens avaient des cités, des gouvernements et des techniques (Courtine, 1999).

En conclusion, pour Vitoria, les titres sur lesquels se prévalaient les Espagnols pour conquérir l’Amérique étaient « faux et insuffisants » (Vitoria, 1965, p. 78) et il n’a vu aucun débat écrit sur ce sujet à l’exception des textes de Rubios et de Paz sur ce sujet. Il s’agit donc de déclarations orales qui n’ont pas réellement de valeur.

Dans la troisième partie de sa leçon, Vitoria s’intéresse aux titres légitimes de la domination des Espagnols sur les Indiens : il en distingue huit :

Le premier, qui est le plus important pour Vitoria, est celui du droit naturel de société et de consommation. Pour Vitoria, rien n’empêche les Espagnols d’aller aux Indes pour faire du commerce, vivre avec les Indiens ou encore profiter des biens publics, acquérir un droit de citoyenneté aux Indes, mais ils ne peuvent porter préjudice au pays. Ils ne le peuvent que s’ils sont attaqués mais « toujours avec modération ». En revanche, ils ne peuvent accaparer les biens du pays.

Le deuxième est celui de la protection des missionnaires. Ces derniers peuvent se protéger : il ne s’agit pas de forcer les Indiens à se convertir mais bien de protéger les évangélisateurs qui peuvent faire face à des actes d’hostilité.

Le troisième titre est la protection des Indiens convertis : ceux-ci doivent être protégés par les chrétiens en cas d’attaque de leur peuple.

Le quatrième titre est la désignation d’un prince chrétien : cela serait possible par le pape à condition que la majorité des Indiens se convertissent.

Le cinquième titre est le droit d’intervention pour des raisons humanitaires : il s’agit ici de protéger les opprimés, notamment pour empêcher les sacrifices humains et l’anthropophagie.

Le sixième titre est le choix véritable et libre des Indiens : ces derniers peuvent choisir le roi d’Espagne comme souverain à condition que ce soit fait de manière démocratique et que le choix soit approuvé tant par le peuple que par les chefs.

Le septième titre est celui du droit d’assistance aux alliés : les Espagnols ont le droit d’intervenir pour défendre les intérêts des colons, mais à condition qu’il s’agisse d’une guerre juste et qu’ils soient appelés.

Le huitième titre repose sur le droit de tutelle : les Indiens sont des hommes libres, ont un pouvoir public et privé, mais n’est-il pas possible de leur imposer un régime politique ? Vitoria s’y oppose car ils ont leurs propres religions, leur civilisation et leur organisation socio-économique. Pour Vitoria, le colonialisme est une injustice mais il est favorable à la mise en place d’une aide humaine et spirituelle sans pour autant que ce soit de la domination.

En conclusion, Vitoria précise que si les droits précédents ont été violés, les Espagnols peuvent intervenir par la force mais uniquement si c’est pour établir des relations humaines, par ailleurs il ne faudrait pas abandonner les nouveaux chrétiens.

La postérité de la Leçon sur les Indiens

Maurice Barbier rappelle que la leçon de Vitoria a eu l’effet d’une bombe, non seulement à l’Université de Salamanque, mais également aux Indes. L’impact a été tellement important qu’il a nécessité l’intervention de Charles Quint pour calmer les esprits. Les thèses de Vitoria ont rencontré de nombreux adversaires, partisans de la conquête, mais le plus important d’entre eux est Juan Ginès de Sepúlvada, dont la polémique avec Las Casas est restée célèbre – et sur laquelle nous reviendrons -. La leçon fut saluée par Las Casas qui, dès les années 1510, avait pris position contre l’encomienda. Vitoria a donc fondé son courant de pensée, aux origines du droit international moderne, mais nous ne nous attarderons pas sur ces aspects ici puisqu’ils dépassent le cadre des Indiens. Toujours est-il qu’en 1539, Vitoria a prononcé une seconde leçon consacrée au droit de guerre. Il s’agit surtout d’une leçon destinée aux Espagnols tentés de faire la guerre aux Indiens.

Sources :

Barbier M.  « Introduction », in Vitoria F. de, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Genève, Droz, 1966, pp. 1-64.

Vitoria F. de, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Genève, Droz, 1966

3 réponses à « La leçon sur les Indiens de Francisco de Vitoria (1539) »

  1. […] Leçon sur le droit de Guerre est la suite directe de la Leçon sur les Indiens, beaucoup plus courte que la précédente, elle se propose de répondre à trois questions : […]

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  2. […] de Charles Quint ? (Capdevila, 2007). Si Vitoria a amené des éléments de réponse dans sa Leçon sur les Indiens, au moment de la controverse, il est décédé depuis sept ans. Las Casas était déjà un […]

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  3. […] Leçon sur le droit de Guerre est la suite directe de la Leçon sur les Indiens, beaucoup plus courte que la précédente, elle se propose de répondre à trois questions : […]

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Répondre à La controverse de Valladolid (1550) : les débats entre Bartolomé de Las Casas (1484-1566) et Juan Ginès de Sepúlvada (1490-1573) à propos des sacrifices humains – Le site du Shifâ' Annuler la réponse.