L’encomienda en question

Note : ce post fait partie d’une série d’articles consacrés aux débats intellectuels relatifs à la conquête des Indes, pour en savoir plus, voir ici.

L’encomienda, qui a été évoquée à plusieurs reprises lors du post précédent, désigne un système légal institué par l’Espagne selon lequel un conquérant recevait de la Couronne le droit d’utiliser le travail d’un groupe d’Indiens qu’il devait, en retour, évangéliser. Ce système est créé par Isabelle la Catholique dans un édit de 1503. D’abord pratiqué à Saint-Domingue puis au Mexique et au Pérou, il a entraîné de nombreux abus qui ont tendu à le transformer en système d’esclavage. Aboli officiellement en 1542, il est devenu un « simple tribut » qui a disparu partout au milieu du XVIIe siècle, sauf au Chili où il a subsisté jusqu’à l’indépendance en 1818.

L’encomienda est devenue l’institution la plus caractéristique de la première période coloniale et s’inspire de pratiques utilisées durant la Reconquista contre les Musulmans. Or, les nombreuses dérives qu’elle a entraînées ont causé son extinction et de nombreux débats philosophiques et théologiques. Sans rentrer dans les détails, le système de l’encomienda a été mis en cause par des théologiens et philosophes lors de la Junta (Conseil) de Burgos de 1512-1513 en raison de ses nombreuses dérives. L’enjeu était de déterminer le bien-fondé de ce système. La Junta a rédigé un rapport de synthèse dont les principales conclusions sont données par Bartolomé de Las Casas (1484-1566), resté célèbre pour sa dénonciation des colonisateurs et de leurs abus. Ce personnage historique reviendra plus tard dans notre histoire, mais selon Gomez (2014), les recommandations de la Junta sont les suivantes :

1. Puisque les Indiens sont libres et que Votre Majesté et la Reine avez ordonné de les traiter comme tels, cela doit être respecté.
2. Ils devront être convertis à notre sainte foi catholique comme le Pape l’a demandé, en vertu de sa bulle de donation, et comme vos altesses l’ont ordonné par écrit. Sur ce point Votre Altesse doit exiger la plus grande diligence.
3. Votre Altesse peut autoriser de les faire travailler mais leurs tâches doivent être telles qu’elles n’empêchent pas leur évangélisation et soient aussi profitables pour eux que pour la collectivité. Votre Altesse pourra y trouver le profit et le service qui lui sont dus ès qualité en même temps qu’elle les tiendra informés de notre sainte foi et qu’elle leur administrera la justice.
4. Le travail devra être supportable et respecter un temps de repos pendant la journée et tout au long de l’année au moment le plus opportun.
5. Ils devront avoir des maisons et des biens propres autant que bon semblera à ceux qui ont ou auront en charge le gouvernement des Indes mais il faudra leur laisser le temps nécessaire pour cultiver leurs terres et conserver leurs biens selon les coutumes du pays.
6. Il faudra ménager de bons rapports avec les colons qui se rendent là-bas pour qu’à travers ces contacts leur conversion à notre sainte foi catholique soit facilitée et plus rapide.
7. Ils recevront un salaire convenable en échange de leur travail, non pas en argent mais en vêtements et autres biens domestiques pour leurs maisons.

Autrement dit, il se prononce en faveur des Indiens et du respect de leur dignité : nous sommes en pleine période humaniste, Las Casas apparaît donc comme un religieux soucieux de respecter les dogmes de l’Eglise mais surtout, il introduit des conceptions philosophiques dans son raisonnement, notamment en faisant appel à l’autorité d’Aristote, de Thomas d’Aquin et le philosophe médiéval John Duns Scot «  pour qui, dès lors que la liberté des sujets s’avérait dangereuse (il ne précise pas pour qui), le prince pouvait légitimement les asservir. Pour la première fois, les théologiens menaient une réflexion sur la question qui les faisait remonter très loin dans l’Antiquité afin de trouver une réponse acceptable à leurs interrogations » (Gomez, 2014). Les lois de Burgos sont promulguées le 27 décembre 1512 et envoyées aux Indes.

Elle visent à établir les règles permettant la cohabitation entre Espagnols et habitants des Antilles et, notamment, la régulation et la modération du travail des indigènes (Mazin, 2005). En réalité, ces lois visaient surtout à protéger les conquistadores et les encomenderos de la Couronne afin de légitimer leur présence. Il n’est nulle question de rendre leur liberté aux Indiens mais bien de continuer à les asservir. B. de Las Casas s’est opposé à cela et c’est l’engagement de toute sa vie. Les lois de Burgos ont, quant à elles, eu un impact quasi nul pour les Indiens malgré une amélioration relative de leurs conditions de vie (Gomez, 2014).

En conclusion, comme le montre la chercheuse Arlette Bravo-Brudent : « Toute l’histoire de la Caraïbe est faite d’une succession de traumatismes » (Bravo-Prudent, 2015, p. 13) : la première porte sur le choc des communautés, entre l’agressivité des Caraïbes à l’égard des Arawaks, deux communautés descendant des amérindiens. La deuxième porte sur le « choc de civilisations » liée à l’arrivée de Christophe Colomb. La troisième est liée à l’instauration de l’esclavage.

Mais, comme on l’a entrevu, la conquête de l’Amérique et la colonisation a donné lieu à des débats théoriques dont le plus connu est la controverse de Valladolid en 1550. Mais que s’est-il passé entre les critiques de l’encomienda et 1550 ?

Sources :

Bravo-Prudent A., Regards croisés sur la Dominique et Sainte-Lucie, Paris, L’Harmattan, 2015

Gomez T, Droit de conquête et droit des Indiens, Paris, A. Colin, 2014

Mazin O. L’Amérique Espagnole XVIe-XVIIe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2005 

Une réponse à « L’encomienda en question »

  1. […] avant la Controverse de Valladolid, mais également près de 30 ans après les écrits dénonçant l’encomienda. Francisco de Vitoria, nous l’avons vu, était un philosophe et théologien engagé dans les […]

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