La découverte de l’Amérique, l’évangélisation forcée des Indiens et leur liberté en question

Note : ce post fait partie d’une série d’articles consacrés aux débats intellectuels relatifs à la conquête des Indes, pour en savoir plus, voir ici.

En 1492, l’Espagne fait face à un double événement : d’une part, l’achèvement de la Reconquista puisque, depuis 711, la péninsule ibérique était occupée par les musulmans et en 1492, Grenade tombe aux mains des rois catholiques. D’autre part, 1492 marque la découverte de « l’Amérique » par Christophe Colomb. En 1493, Christophe Colomb est chargé d’un deuxième voyage, non pas de découverte, mais de conquête (Gomez, 2014) : les enjeux théoriques et pratiques seront nombreux et je vous propose de vous emmener dans ce voyage intellectuel.

La découverte des Indiens visait d’abord à les évangéliser et exploiter les richesses locales par la mise en place de liens commerciaux avec eux. Or, le projet tourne court et l’ensemble des hommes envoyés sur place est massacré. La suite est connue, des esclaves sont envoyés en Espagne et cela va durer des années : en 1501, par exemple, un chargement d’esclaves est revendu à Jerez de la Frontera, une ville en Espagne. Colomb prit une autre initiative, à savoir demander un tribut en or aux colonisés. C’était une manière d’avoir de la main-d’œuvre locale sans avoir directement recours à l’esclavage. En 1503, la reine Isabelle la Catholique explique dans une lettre que les Indiens sont libres et ne doivent pas être réduits en esclavage :

« Le Roi et moi-même, en vertu d’une instruction envoyée par nous à Don Nicolás de Ovando, avions ordonné que les Indiens qui peuplaient l’île Hispaniola fussent libres et pas réduits en esclavage… or je suis à présent informée qu’en raison de leur trop grande liberté lesdits Indiens s’enfuient et refusent toute relation avec les Chrétiens, de sorte que, même moyennant salaire, ils refusent de travailler ; ils vaquent oisifs et refusent encore plus de se convertir à notre Sainte Foi Catholique ; aussi afin que les Chrétiens installés dans l’île ne manquent pas de main d’œuvre pour leurs diverses activités ainsi que pour l’extraction de l’or qui s’y trouve et parce que nous souhaitons que les Indiens soient correctement convertis et que tout cela peut être obtenu par une bonne communication entre les uns et les autres en bonne intelligence afin d’exploiter les produits et extraire l’or pour le plus grand profit des habitants et de mon royaume, j’ai ordonné à notre gouverneur, au moyen de la présente lettre, que dès réception vous obligiez les Indiens à travailler et entretenir de bons rapports avec les Chrétiens, à participer à la construction des édifices, à extraire de l’or et autres minerais, à produire ce dont ont besoin pour se nourrir et vivre les colons installés dans l’île en faisant payer à chacun les jours où ils travailleront le salaire et la pitance dont vous apprécierez la quantité et en exigeant à chaque cacique de tenir à disposition le nombre de travailleurs nécessaires aux différentes tâches et profiter les jours fériés ou autres pour les évangéliser… ce qu’ils devront accepter comme des êtres libres qu’ils sont et point comme des serfs, et faites en sorte qu’ils soient bien traités surtout ceux qui sont déjà convertis et ne tolérez point que quiconque leur fasse du mal ou leur porte un quelconque tort. » (cité par Gomez, 2014).

Ce texte vise à rendre le travail obligatoire pour les Indiens sans pour autant les réduire à l’esclavage. Pour autant, selon Gomez, ce texte porte les prémisses de l’encomienda sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Ce texte porte également sur la notion de « guerre juste » qui est une problématique développée par Thomas d’Aquin quasiment trois siècles auparavant et sur laquelle nous reviendrons également ultérieurement. Disons en quelques mots que pour qu’une guerre soit déclenchée, elle doit avoir de bonnes raisons théologiques.

En parallèle, le pape Alexandre VI, d’origine espagnole, publie dès 1493 une bulle dans laquelle il reconnait la juridiction temporelle des Espagnols sur les terres découvertes : autrement dit, ils peuvent imposer leur loi sans tenir compte de l’ordre social déjà existant sur les terres découvertes. Petit à petit, les colons s’installent sur les îles et sur le continent. Durant une trentaine d’années, les indigènes sont confrontés aux mauvais traitements liés à l’exploitation, aux guerres et aux épidémies importées par les colons. La conquête du Mexique s’inscrit par exemple dans ce cadre et Cortès écrit à Charles Quint pour l’informer que « pour ce qui revient à votre Majesté, nous avons réservé les provinces et les villes les plus riches et les plus adéquates à votre rang » (cité par Gomez, 2014).

Pour autant, tout le monde n’est pas d’accord avec cette politique : nous sommes en décembre 1511, sur l’île d’Hispaniola (Haïti) et le père dominicain Antonion de Montesinos prononce le discours suivant :

« Cette voix… vous crie que vous êtes tous en état de péché mortel, que vous vivez et mourrez dans cet état, en raison de la cruauté et de la tyrannie dont vous faites preuve à l’égard de ces peuples innocents. Dites, de quel droit et en vertu de quelle justice tenez-vous ces Indiens dans une si cruelle et si horrible servitude ? Qui pourrait vous autoriser à faire toutes ces guerres détestables à des gens qui vivaient tranquillement et pacifiquement dans leurs pays, et à les exterminer en nombre si infini, par des meurtres et des carnages inouïs ? Ces gens ne sont-ils pas des hommes ? N’ont-ils pas une âme, une raison ? N’êtes-vous pas obligés de les aimer comme vous-mêmes ?… Soyez persuadés que dans l’état où vous êtes, vous ne ferez pas plus votre salut que les Maures ou les Turcs qui ignorent ou méprisent la foi de Jésus-Christ » (cité par Courtine, 1999, p. 127).

La conquête des Indiens n’est donc pas approuvée par tout le monde, mais peu importe… D’autres personnages historiques deviennent célèbres durant cette période pour leurs « conquêtes ». On peut notamment citer Hernán Cortès (1485-1547), le conquérant du Mexique : après des études de droit à l’Université de Salamanque interrompues en 1501, il s’est lancé à l’aventure des grandes découvertes. En 1504, il entre au service des Espagnols et se rend à Saint-Domingue (capitale de la République Dominicaine actuelle) où il reste jusqu’en 1511 avant d’accompagner Diego Velasquez pour une expédition à Cuba. Après la découverte du Mexique, Velázquez lui confie la conquête du pays, une mission qu’il accomplit de manière totalement inhumaine. En 1519, il débarque au Mexique où les Européens sont accueillis comme des dieux et la suite est connue : les habitants sont réduits en esclavage ou sont massacrés. Pour autant, l’empereur Charles Quint n’était pas favorable à cela : selon l’historien Thomas Gomez :

 « Charles Quint semblait acquis à la nécessité de supprimer l’encomienda et, dans sa réponse, il exigea la suppression du système en raison des arguments développés par le groupe de pression indigéniste : les Indiens étaient libres et leur soumission avait été jugée par bon nombre d’experts contraire aux bulles de donation. De plus, l’efficacité de l’institution, en matière d’évangélisation, restait encore à démontrer alors que ses effets sur l’évolution démographique des Indiens apparaissaient désastreux » (Gomez, 2014).

Sources :

Courtine J-F. « Vitoria, Suárez et la naissance du droit naturel moderne » in Renaut A. (dir.), Histoire de la philosophie 2. La naissance de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 127-181.

Gomez T, Droit de conquête et droit des Indiens, Paris, A. Colin, 2014

2 réponses à « La découverte de l’Amérique, l’évangélisation forcée des Indiens et leur liberté en question »

  1. […] qui a été évoquée à plusieurs reprises lors du post précédent, désigne un système légal institué par l’Espagne selon lequel un conquérant recevait de la […]

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  2. […] encore Henry VIII. Mais partons en Espagne : au tout début du XVIe siècle, le pape Alexandre VI, nous l’avons vu, est d’origine espagnole. Il s’agit de Rodrigo Borgia, le père de Lucrèce Borgia. Le premier […]

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