La rationalisation du monde social : une problématique transversale de la pensée de Max Weber : le cas de la musique et des conflits de valeurs

  1. Introduction
  2. La sociologie de la musique : un exemple de rationalisation appliqué à l’art
  3. Les conflits de valeurs : rationalisation et désenchantement du monde
  4. Conclusion
  5. Sources :

Introduction

L’essor du capitalisme s’inscrit dans un processus de rationalisation de la modernité comme le montre Max Weber dans l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Mais ce thème, central chez ce sociologue, est également associé à celui de domination dont il développe les principales caractéristiques dans Economie et société, sa « somme » de sociologie publiée à titre posthume.

La rationalisation, qui n’est jamais clairement définie chez Weber, est étudiée à partir de différents objets d’études : la musique, la religion, la ville, etc.

La sociologie de la musique : un exemple de rationalisation appliqué à l’art

Prenons l’exemple de la musique : dans Sociologie de la musique, un livre peu connu, Max Weber cherche à montrer en quoi il s’agit d’un art fondé sur la rationalité (Weber, 1998, p. 46) :

Toute musique harmoniquement rationalisée part de l’octave (rapport du nombre de vibrations 1/2) et la divise en deux intervalles de quinte (2/3) et quarte (3/4), selon donc deux fractions de formule n/n+1, fractions dites superpartielles qui sont aussi à la base de tous nos intervalles musicaux plus petits que la quinte.

La musique repose donc sur une logique mathématique – comme l’avaient déjà montré Pythagore, Boèce ou, plus récemment, le mathématicien Léonard Euler. Mais Max Weber adopte une approche différente en montrant en quoi la notation musicale est une condition du développement de la musique occidentale :

« Une œuvre musicale moderne quelque peu compliquée ne saurait, sans les ressources de notre notation musicale, ni être produite ni être transmise ni être reproduite : sans cette notation, elle ne peut absolument pas exister en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, pas même comme possession interne de son créateur. » (Id, p. 117-118).

Autrement dit, c’est au cours d’un long processus de rationalisation que la musique a pu naître. Weber va plus loin en s’intéressant aux instruments de musique pour montrer en quoi leur fabrication et la possibilité d’en jouer répond à des normes sociales spécifiques (Id, p. 139) :

Essentiellement plus important fut avant tout le « Crwth » gaélique (rote), l’instrument d’abord pincé et plus tard frotté de la musique artistique des bardes. Les règles pour en jouer furent l’objet de régulation par les congrès de bardes (comme par exemple le congrès de 1176). C’est le premier instrument à plusieurs cordes avec chevalet et trous pour passer la main. En voie continuelle d’évolution technique, il fut, après l’introduction des cordes de bourdon, utilisable harmoniquement. Le Crwth est aujourd’hui considéré comme l’ancêtre du violon à éclisses. Exactement comme l’organisation professionnelle qui rendit possible l’influence musicale des bardes et spécialement le perfectionnement de leurs instruments sur la base de formes typiques, tels qu’ils étaient indispensables pour les progrès de la musique, de même depuis la fin du Moyen Age les progrès techniques de l’époque dans la construction des instruments à cordes furent manifestement liés à l’organisation de corporations musicales, qui se mettait en place depuis le XIIIe siècle, pour les instrumentistes encore traités comme n’ayant aucun droit dans « le Miroir des Saxons« .

A travers l’exemple de la musique, Weber nous montre comment une pratique artistique relevant de la vie courante a fait l’objet d’une forme de rationalisation tout au long de son histoire, qu’il s’agisse de sa notation faisant appel aux mathématiques ou à l’usage de ses instruments faisant l’objet de normes sociales spécifiques.

Mais cette étude répond plus largement à une question que pose Weber au travers de ses ouvrages : « A quel enchaînement de circonstances doit-on imputer l’apparition dans la civilisation occidentale, et uniquement dans celle-ci, de phénomènes culturels qui – du moins nous aimons à le penser – ont revêtu une signification et une valeur universelles ? » (cité par Mendras & Etienne, 1996, p. 156). L’exemple de la musique permet de répondre à cette question mais Weber l’étend à un autre domaine qui est celui des conflits de valeurs.

Les conflits de valeurs : rationalisation et désenchantement du monde

Les valeurs religieuses avaient un rôle central dans les sociétés prémodernes mais avec la diminution du poids de l’Eglise dans la société et l’émergence des valeurs économiques, ces deux valeurs sont rentrées en tension.

Comme nous l’avons vu dans la présentation relative à l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, les religions autres que le protestantisme mettent en avant le salut, la fraternité, la charité… au cœur de leurs valeurs. Or, la sphère économique rentre en tension avec ces valeurs par la logique de l’intérêt et de l’échange. Les religions ont d’ailleurs condamné l’usure ou le prêt à intérêt – et l’Islam le condamne toujours aujourd’hui -.

Thomas d’Aquin, par exemple, au XIIIe siècle, condamnait l’usure la considérant comme contraire à la justice dans la Somme théologique : « Recevoir un intérêt pour un prêt d’argent est de soi injuste, car c’est vendre ce qui n’existe pas, ce qui constitue manifestement une inégalité contraire à la justice » (Thomas d’Aquin, 1996, p. 204).

Comme le précisent Henri Mendras et Jean Etienne, « Plus le monde de l’économie suit la loi impersonnelle du marché, moins il peut être soumis à des valeurs éthiques » (Mendras & Etienne, 1996, p. 158). C’est en ce sens que l’on peut interpréter le commentaire de Thomas d’Aquin sur le manque de justice lié à l’intérêt.

Max Weber montre également que la sphère religieuse entre en tension avec la sphère politique : la conquête du pouvoir est en contradiction avec les valeurs prônées par la religion : c’est en ce sens que le proverbe la fin justifie les moyens va s’imposer progressivement dans la modernité.

La sphère religieuse et la sphère intellectuelle sont également dans une tension très forte. Weber explique : « Tout accroissement de rationalité s’accompagne d’un déplacement de la religion qui de plus en plus passe du domaine rationnel à celui de l’irrationnel« . (Id, cité p. 159).

C’est ainsi que progressivement, la science, en évinçant les explications religieuses, a donné lieu à ce que Weber qualifie de désenchantement du monde, un terme clé mis en avant dans sa conférence intitulée Le Savant et le politique publiée en 1919.

Et puis, concluent Mendras & Etienne, la sphère religieuse rentre en tension avec d’autres sphères comme l’esthétique ou l’érotisme. Sur la sexualité justement, Weber écrit dans Economie et société (1995, p. 375-376) :

Sur le plan de la religiosité éthique, deux autres genres de relations typiques et dotées du sens de l’hostilité envers la sexualité se substituent diverses formes de motivations magiques. Ou bien l’abstinence sexuelle prend la valeur du moyen central et indispensable de la quête mystique du salut par le détachement contemplatif hors du monde dont cet instinct, le plus puissant, lié à la créature, représentait justement la tentation la plus intense : c’est le point de vue du refus mystique du monde. Ou bien il y a l’hypothèse ascétique de la vigilance, la maîtrise de soi et la vie méthodique sont fortement menacée par l’irrationalité spécifique de cet acte singulier, auquel il est impossible de donner une forme rationnelle, tout au moins dans sa forme ultime.

On comprend ici que dans la religion, la sexualité ne peut répondre qu’à des règles strictes, or, le libertinage – Weber cite des orgies plus loin dans le texte – va à l’encontre de la sphère religieuse.

Conclusion

En conclusion, nous voyons comment la pensée de Weber s’articule autour du thème de la rationalisation du monde social à partir du cas de la musique et des conflits de valeurs. Mais nous aurions tout aussi bien pu parler de la ville ou de l’histoire économique qui sont des sujets étudiés par Weber. Dans tous les cas, la rationalisation est le concept clé permettant de comprendre la pensée de Max Weber.

Sources :

Mendras H. & Etienne J., Les grands auteurs de la sociologie, Paris, Hatier, 1996
Weber M. Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique. Éditions Métailié, « Leçons De Choses », 1998 (En ligne)
Weber M. Economie et société 2, Paris, Pocket, 1995

Thomas d’Aquin, Petite somme politique, Paris, Pierre Téqui Editeur, 1996

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