- Introduction : l’anthropologie en philosophiea
- L’anthropologie, une nouvelle science sociale ou une science biologique ?
- L’approche de Paul Broca et Paul Topinard
- L’anthropologie et le darwinisme de Vacher de Lapouge, l’une des influences des nazis
- Paul Richet : Prix Nobel de médecine… et de misanthropie par l’anthropologie
Introduction : l’anthropologie en philosophiea
L’anthropologie, selon sa définition la plus générique, est la science de l’homme tout comme la géologie est la science de la terre ou la zoologie est la science des animaux.
Au XIXe siècle, de nouvelles disciplines scientifiques naissent, parmi lesquelles la sociologie (cf. ici), l’ethnologie ou encore l’anthropologie.
Au XVIIIe siècle déjà, le philosophe Emmanuel Kant avait écrit une Anthropologie d’un point de vue pragmatique (pour un résumé détaillé, voir ici) dans laquelle il s’intéresse à l’homme – un peu comme Descartes un peu plus d’un siècle avant. Emmanuel Kant classait déjà l’humanité sous différentes « races » dans son essai intitulé De l’unité du genre humain et de ses variétés (1776), Sur l’influence des Lumières sur le racisme, cf. cet excellent article de Slate
Aujourd’hui encore, l’anthropologie est une discipline scientifique qui fait l’objet d’études rigoureuses, reconnues par les pairs et dont les noms les plus connus sont Claude Lévi-Strauss (1908-2009) ou Maurice Godelier (né en 1934). L’anthropologie physique est également une discipline qui n’a que peu de rapport avec l’anthropologie sociale : elle étudie les groupes humains d’un point de vue physique et social.
Mais l’anthropologie aurait tout simplement pu disparaître à la fin du XIXe siècle à cause des dérives idéologiques qui en ont été faites. Dans ce post, je vous propose un voyage à travers les poubelles de l’histoire pour comprendre quelle était leur « méthodologie » de travail dans le cadre de l’anthropologie physique.

L’anthropologie, une nouvelle science sociale ou une science biologique ?
D’abord, lisons les premières pages du volume d’une encyclopédie datée de la fin du XIXe siècle qui relève de la catégorie « Bibliothèque des sciences contemporaines » :
Depuis le siècle dernier, les sciences ont pris un énergique essor en s’inspirant de la féconde méthode de l’observation et de l’expérience. On s’est mis à recueillir, dans toutes les directions, les faits positifs, à les comparer, à les classer et à en tirer les conséquences légitimes (…). L’anthropologie a ébauché l’histoire naturelle du groupe humain dans le temps et dans l’espace, le suis dans ses évolutions organique, l’étudie dans ses variétés, races t espèce, et creuses ces grandes questions de l’origine de la vie, de l’influence des milieux, de l’hérédité, des croisements, des rapports avec les autres groupes animaux etc (1877, p. 1)
Charles Letourneau (1831-1902), sociologue et biologiste tombé (à tort, me semble-t-il, dans les oubliettes de l’histoire) a écrit plusieurs traités de Sociologie tous intitulés [Tel phénomène social d’après les races humaines]. Mais il a aussi écrit un traité de biologie d’inspiration darwinienne dans la Bibliothèque des sciences contemporaines. Reprenant la classification des sciences faites par Auguste Comte, il explique :
« Sous l’étiquette « biologie », nous plaçons seulement l’exposition et la coordination de tous les grands faits et des grandes lois de la vie, à peu près ce qu’on entend d’ordinaire par « physiologie générale » en appliquant cette dénomination aux deux règnes organiques » (Letourneau, 1877, p. 5).
Il ne faut donc pas se tourner vers la biologie pour avoir une approche méthodologique de l’anthropologie mais bien de l’anthropologie pour elle-même. Pour cela, nous allons nous appuyer sur deux ouvrages : Les sélections sociales de Georges Vacher de Lapouge et L’anthropologie de Paul Topinard. L’enjeu est de comprendre la méthodologie mise en place pour faire de leur discipline une « science », un peu comme Durkheim a réussi à le faire dans les Règles de la méthode sociologique (pour plus de détails, voir le compte-rendu fait sur ce site).
Lorsque l’on pense à l’anthropologie au XIXe siècle, on pense directement à Arthur de Gobineau pour son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) : nous n’en parlerons pas tout simplement parce que je n’ai pas ce livre dans ma bibliothèque. Commençons donc par Paul Topinard.
L’approche de Paul Broca et Paul Topinard
Comme Charles Letourneau, Paul Topinard a écrit pour la Bibliothèque des sciences contemporaines un ouvrage de près de 560 pages, livre préfacé par Paul Broca, le célèbre découvreur de « l’aire de Broca », et qui a donné son nom à l’une des plus belles rues de Paris.
Dans sa préface, Paul Broca est élogieux à l’égard de l’anthropologie:
« L’anthropologie est de toutes les branches des sciences naturelles celle qui s’est développée la dernière ; mais en revanche, c’est celle qui a aujourd’hui le privilège de tenir la première place dans l’attention du public scientifique. Il y a une quinzaine d’années, cette science, dont le nom même n’était pas encore fixé, n’avait que de rares adeptes. Depuis 1749, époque où elle fut inaugurée par Buffon, il y avait toujours eu, à chaque génération, un certain nombre de savants qui s’y étaient adonnés, et parmi eux figuraient plusieurs anatomistes et naturalistes illustres ; mais ces hommes, voués à des recherches dont l’utilité n’était pas encore appréciée, formaient en quelque sorte un état-major sans armée, et s’ils avaient quelques lecteurs de choix, on peut dire qu’ils n’avaient pas de public (Broca, 1879, p .11)
Il présente ensuite l’histoire de la société d’anthropologie de Paris, créée en 1859, qui existe encore aujourd’hui. Il ne parle pas d’anthropologue mais d’anthropologiste, ce qui correspond à un terme qui n’existe plus aujourd’hui. Dans l’Introduction à son Anthropologie, Paul Topinard revient sur le terme et explique qu’il s’agit d’une définition qui renvoie à la fois à l’homme moral et à l’homme physique et que les deux acceptions constituent l’anthropologie. Cette conception est, au passage, toujours valable aujourd’hui. Après une rapide histoire du terme reprenant ce que nous avons dit plus haut, il donne une définition précise de l’anthropologie :
L’anthropologie est la branche de l’histoire naturelle qui traite de l’homme et des races humaines (Topinard, 1879, p. 2).
Elle est l’étude :
a) Du groupe humain considéré dans son ensemble (Broca)
b) Science pure et concrète ayant pour but la connaissance complète du groupe humain à partir de quatre divisions (variété, race, espèce s’il y a lieu) avec le reste de la faune (Bertillon)
c) Histoire naturelle de l’homme comme un zoologiste étudierait un animal (Quatrefages)
A partir de cette définition, on commence à entrevoir les difficultés qu’elle pose : présupposer qu’il existe plusieurs races a donné lieu à toutes les idéologies mortifères du XIXe siècle – et encore, Topinard est plutôt sobre par rapport à Vacher de Lapouge -. Mais le plus intéressant est que l’anthropologiste calque ses méthodes sur celles du naturaliste (p.3). Comme le zoologiste :
« L’homme considéré dans son ensemble en tant que groupe dont il veut connaître les diffrences et les analogies avec les groupes voisins les plus semblables dans la classes des mammifères ; et les variété humaines, communément appelées races, mot qui ne préjuge rien par rapport au rapport au rand hiérarchique à leur accorder plus tard » (p. 3).
Dans la conception de Topinard, l’homme est un animal comme un autre : sa méthodologie est donc cohérente puisqu’il part du principe que « L’homme est un animal ; il naît, se reproduit, et meurt » (p.4). Autre point à noter, il n’y a pas de « hiérarchie entre les races ». Contrairement à la sociologie de Durkheim par exemple, le contexte social n’a aucune importance, ce qui montre une cohérence épistémologique chez Topinard. Cependant, en reprenant l’approche de Quatrefages citée précédemment, il explique que l’anthropologiste doit notamment étudier :
Sa façon de pratiques l’association avec ses semblables dans de certains cas, telle que le vie nomade du dingo d’Australie et du bison d’Amérique, ou la vie sédentaire du castor et de la fourmi [et] ses aventures, combats et migrations, volontaires ou forcées, périodiques ou spontanées en présence d’une invasion ennemie, d’une inondation ou d’un changement de climat (p.3)
Ce point renvoie involontairement à la démarche que peut adopter le sociologue mais avec une approche tout de même très différente dans le sens où l’observation est extérieure au contact avec le groupe étudié – ce que feront les ethnologues des années plus tard -. On est donc ici dans une approche quasi-zoologique de l’humanité que d’une idéologie dangereuse. L’anthropologie de Topinard se donne donc un triple programme.
Les pages les plus célèbres de l’anthropologie de cette époque sont celles relevant de la craniologie. Paul Topinard explique ainsi : « La craniologie forme ainsi le premier chapitre de l’anthropologie des races humaines » (1879, p. 208). Après avoir exposé les différentes formes de crâne observées, il présente ensuite les différentes méthodes de mesures de crânes :
Deux méthodes générales s’y disputent la prééminence, qui pourtant sont complètement utiles et se complètent mutuellement. Dans l’une, la cranioscopie, l’oeil ou des moyens simple que l’on a toujours sous la main suffisent. Dans l’autre, la craniométrie, on a recours à des procédés de précision. Nous appellerons descriptifs les carctères qui ressortent de la première, et craniométriques ceux qui ressortent de la seconde (Id, p. 208-209).
La craniologie répond à une méthode décrite comme rigoureuse par Topinard que je vais me contenter de résumer ici :
Il faut d’abord décrire le crâne en tant que tel (s’agit-il de microcéphales par exemple ?, y a-t-il des anomalies etc. Pour exemple, : « Sur 47 crânees d’Ancon du laboratoire de M. Broca (les autres ont encore leur cuir chevelu), il existait, petit ou grand, 11 fois (l’épactal), ce qui est moins rare que d’habitude (p. 210).
Passée l’étape de la description, il faut étudier ensuite différents critères :
- L’état des structures crâniennes (les dents)
- La protubéreance occipitale externe à partir d’un indice allant de 0 à 5
- La disposition du ptérion
- L’endroit du visage où aboutit le plan du trou occipital prolongé artificiellement (des lettres et des nombres servent ensuite à les dénombrer). Paul Broca avait d’ailleurs recours à un outil comme le montre l’image ci-dessous

Cet outil, inventé par Paul Broca, est une tige recourbée dont la courbe passe au-dessous du maxillaire supérieur et qui porte le nom de crochet occipital (p.211).
Les différents critères à suivre pour déterminer la provenance du crâne sont ensuite « plus difficiles à exprimer et défient jusqu’ici toute mensuration ».
Il s’agit de :
- L’aplatissement des parois latérales du crâne et de leur verticalité
- La courbe de la ligne temporale
- La saillie de la glabelle et des arcades sourcilières
- La forme du front
- La courbure de la voûte
- La courbure postérieure du crâne
- La courbure de la région sous-iniaque
- La dépression singulière au milieu de la suture pariéto-occipitale
Si ces méthodes ne sont plus utilisées aujourd’hui, il est tout de même intéressant de souligner le fait qu’elles ont été utilisées sur le crâne de l’homme de Cro-Magnon :
Parmi les crânes, au contraire disharmoniques, se trouve le célèbre crâne de Cro-Magnon, du temps de la pierre taillée : il est allongé d’avant en arrière, tandis que la face est raccourcie de haut en bas. » (p. 215).
Nous passerons ensuite sur le reste des « méthodes décrites » mais l’idée d’une « science basée » sur la mesure du corps humain est là. On a volontairement mis la focale sur le crâne qui est le plus connu. Mais un autre auteur, Vacher de Lapouge, est allé plus loin en appliquant cette méthode de travail à ce qu’il avait compris comme étant le darwinisme.
L’anthropologie et le darwinisme de Vacher de Lapouge, l’une des influences des nazis
Si le nom de Georges Vacher de Lapouge est tombé dans l’oubli, ce n’est pas par hasard : né en 1854 et décédé en 1936, cette figure de l’eugénisme et de l’anthroposociologie a cherché à importer le travail de Darwin à l’humanité avec des livres aux titres évocateurs que l’on peut trouver en ligne. Le seul livre dont je dispose de lui est Les sélections sociales, un cours professé entre 1887 et 1889. Il s’agit donc d’un contemporain de Topinard et de Gabriel Tarde auquel il fait référence de manière partielle. A l’inverse de Topinard, le projet de Vacher de Lapouge est de montrer que le principe de sélection naturelle de Darwin n’est pas seulement une « révolution de la biologie et de la philosophie naturelle » (p. 1). Il s’agit d’une transformation de « la science politique ».
La possession de ce principe a permis de saisir les lois de la vie et de la mort des nations, qui avaient échappé à la spéculation des philosophes (Vacher De Lapouge, 1896, p. 1).
On pense notamment aux économistes ou aux historiens qui ont réfléchi aux causes de la grandeur ou de la décadence des nations pour paraphraser Montesquieu. Le projet de Vacher de Lapouge est donc clair : il s’agit de faire de l’idéologie et non de la science. Nous ne nous arrêterons pas sur l’ensemble du livre mais paradoxalement, certaines hypothèses formulées apparaissent logiques. Les changements sociaux passent par l’éducation (chapitre 4), par le climat (chapitre 5), par la guerre (chapitre 8), par les révolutions (chapitre 9), par l’évolution des religions (chapitre 10) ou par les changements économiques (chapitre 13). Ces différents aspects n’étaient pas évoqués par Topinard par exemple. Mais comme son collègue, Vacher de Lapouge reprend à son compte l’histoire des mesures de la craniométrie pour déterminer qui peut survivre ou non.
Ces aspects sont tombés dans l’oubli et ont été démontés par la biologie mais il reste un dernier personnage à évoquer, Prix Nobel de Médecine, qui a été complètement bouleversé par la Première Guerre Mondiale.
Paul Richet : Prix Nobel de médecine… et de misanthropie par l’anthropologie
Dans sa Lettre à d’Alembert, Jean-Jacques Rousseau disserte sur le personnage du misanthrope de Molière et explique :
Qu’est-ce donc que le Misanthrope de Molière Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses Contemporains; qui, précisément parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se sont réciproquement et les vices dont ces maux sont l’ouvrage. S’il était moins touche des erreurs de l’humanité, moins indigne des iniquités qu’il voit, serait-il plus humain lui-même Autant vaudrait soutenir qu’un tendre père aime mieux les enfants d’autrui que les siens, parce qu’il s’irrite des fautes de ceux-ci, et ne dit jamais rien aux autres. (En ligne)
Le vrai misanthrope n’existerait donc probablement pas, mais c’était sans compter sur Charles Richet (1850-1935). Ce médecin, à l’origine militant pacifiste et lauréat du prix Nobel de médecine en 1913 pour sa description de l’anaphylaxie (réaction allergique exacerbée) avait tout pour être un grand philanthrope. Tout… Sauf son traumatisme lié à la guerre. En 1919, il publie un ouvrage intitulé L’homme stupide dans lequel il déverse sa haine de l’humanité quelle que soit sa « race ». Je n’ai pas ce livre dans ma bibliothèque mais il est accessible ici. Le prologue se suffit à lui-même pour comprendre son projet :
Linné, essayant de classer en bon ordre les diverses formes vivantes qui peuplent notre planète, a appelé l’homme, lequel constitue évidemment une espèce animale distincte de toutes les autres : Homo sapiens, l’homme sage.
Mais un tel éloge est manifestement injustifié. Car l’homme accumule de si abondants exemples d’extraordinaire bêtise, qu’il faudrait, pour se conformer à la réalité des choses, le dénommer tout autrement, et dire Homo stultus, l’homme stupide.
Quand nous consentirons à employer une classification zoologique sérieuse, il faudra adopter ce terme.
Dans ce bref écrit, nous établirons, ou du moins nous tâcherons d’établir, que l’homme est inférieur à la plupart des espèces animales pour le bon sens et la sagesse. Il me paraît même que nous aurions le droit de le qualifier de homo stultissimus, l’homme stupidissime.
Cependant, pour être modéré, nous nous contenterons de lui donner, sans superlatif, l’épithète qui lui convient : Homo stultus, l’homme stupide, et nous donnerons les preuves de son immense et incurable stupidité.
Chacun est critiqué par Richet qui, comme Gobineau, hiérarchise les « races », mais il aborde les choses sous un autre axe : celui des phénomènes sociaux (alcool, guerre, inégalités, mutilations…). On est donc loin de la « démarche scientifique » d’un Topinard, mais cet auteur méritait d’être cité pour sa réutilisation des « acquis » de l’anthropologisme du XIXe siècle.
Une question se pose alors : comment est-on passé de ce genre de théories aujourd’hui farfelues à Claude Lévi-Strauss qui a écrit ses premiers livres célèbres dans les années 1950 ? Que s’est-il passé ? Outre le contexte historique qui a rendu toutes ces théories et méthodes caduques, on peut supposer que les changements de paradigmes (le structuralisme pour Lévi-Strauss) ont eu un effet non négligeable. Mais la question reste ouverte…



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