Le suicide dans l’œuvre de Platon : un acte à la fois immoral humainement et politiquement

La thématique du suicide et de sa prévention n’est pas nouvelle : dès l’Antiquité, les auteurs se sont intéressés à cette problématique qui, au-delà de la douleur qu’elle peut poser aux proches, nous amène à nous interroger sur notre existence. Pour ce tour d’horizon, quoi de mieux que de commencer par l’étude du suicide dans les textes de Platon ?

Dans ses œuvres, Platon revient à plusieurs reprises sur le suicide : suivons son raisonnement en partant de ses principaux textes :

Les Epigrammes, au sens propre, signifient « Inscriptions ». Qu’elles soient de Platon ou non, peu importe, il y a en effet un doute sur leur authenticité. Mais que nous dit l’auteur de ce texte ? :

Le texte est très court et est mentionné dans une Anthologie grecque :

Un homme trouva de l’or et laisse une corde ; ensuite, celui qui ne trouva pas l’or qu’il avait laissé se noua la corde autour du cou » (Anthologie grecque IX, 44, cité dans les Oeuvres complètes de Platon, p. 309).

Dans ce texte très court, il ressort que le suicide est à l’origine de l’absence d’espoir. Passons donc à la suite à partir de deux textes dont l’authenticité est avérée.

Les Lois sont souvent comparées à la République, deux œuvres centrales de Platon. Les Lois comportent un ensemble d’éléments susceptibles d’intéresser encore aujourd’hui : il s’agit en fait du livre d’un vieux philosophe loin de la République qui a laissé de côté l’idée du « Philosophe Roi » pour adopter une posture plus pragmatique. Pour Platon, l’identité de l’homme réside dans son âme.

Abordant la question de l’homicide, Platon s’interroge sur le degré du crime : est-ce que tuer ses parents qui nous maltraitent vaut le meurtre d’un esclave contre toute justice ? Est-ce que la vengeance justifie un meurtre ? Et c’est là que le suicide intervient, rappelons-nous, notre âme est notre identité. Ecoutons Platon directement :

Et maintenant, celui qui aura fait périr l’être qui lui est le plus étroitement apparenté, l’être qui lui est, à ce qu’on dit, de tous le plus cher, quel traitement doit-on lui infliger ? Je veux parler de l’homme qui se tue lui-même, qui se dépouille de façon violente de la part de vie que lui a accordée le destin, sans que la cité l’y ait obligé par décision de justice, sans que l’y aient contraint les souffrances insupportables d’un mal sans issue qui le frappe à l’improviste, sans que le sort lui ait imposé une honte sans issue et invivable, mais qui, par lâcheté, et parce qu’il n’a pas la dignité de se comporter comme un homme s’inflige à lui-même une peine injuste. (Platon, Les Lois Livre IX ,873C, P. 916 de ses Œuvres Complètes).


L’approche de Platon est tout à fait originale dans le sens où on est à l’époque antique : le « suicide » de Socrate par décision de justice est un épisode très célèbre et il pouvait arriver que les condamnés soient condamnés à se suicider. On le retrouve notamment chez le philosophe Sénèque des siècles plus tard. La « cité » au sens large peut pousser quelqu’un au suicide mais dans le cas présent, Platon explique que le suicide est illégitime sauf dans le cas de « souffrances insupportables d’un monde sans issue« . Ce point fait encore débat aujourd’hui dans les questions d’éthique médicale. Mais Platon a un jugement plus radical encore : celui qui se suicide est non seulement lâche, mais s’inflige « une peine injuste ». On peut donc dire que le suicide doit s’exercer dans un cadre « raisonnable » comme le dira Plotin, un autre philosophe, des siècles plus tard. Mais revenons aux Lois : quel sort réserver aux suicidés ? Ici, nous sommes sur une question d’ordre anthropologique.

Pour Platon, il faut tout simplement se rapprocher de la religion :

« C’est en définitive le dieu qui sait quels sont les rites coutumiers à observer en ce qui concerne les purifications ainsi que les funérailles ; sur le sujet, ses plus proches parents devront consulter les exégètes et en même temps les lois qui se rapportent à la question, afin d’agir suivant leurs indication » (Id, p. 916)


Autrement dit, il faut à la fois s’en remettre à la religion et à la famille pour les funérailles. Ces dernières suivent d’ailleurs des aspects anthropologiques originaux :

Quant aux gens qui ont péri de la sorte, ils seront d’abord ensevelis à l’écart sans que personne d’autre puisse partager leur sépulture ; de plus on les enterrera dans des endroits déserts et dépourvus de noms, aux frontières des douze secteurs, où on les ensevelira sans gloire, sans stèle, et sans inscription pour identifier leur tombe » (Id, p. 917).


Autrement dit, le suicide n’est pas simplement le fait de se donner la mort, c’est aussi et avant tout le fait de ne plus avoir d’existence dans l’histoire. Ce sont des « prescriptions » nous dit Platon, mais tout le passage sur les homicides pourrait donner lieu à un post à part entière puisqu’il fait une sorte de typologie de ce type d’actes.

Dans le Phédon, un autre dialogue célèbre de Platon, la question du suicide est de nouveau abordée. Le Phédon est l’un des dialogues racontant la mort de Socrate, condamné à avaler la ciguë pour athéisme et corruption. Le fait que chaque homme soit mortel est donc au cœur de ce livre, mais quelle place accorder au suicide dans le cadre d’une décision judiciaire ?

Comme dans les Lois, le suicide est considéré comme une solution déraisonnable par les interlocuteurs : Socrate se définit comme un « rêveur », un philosophe, et explique

« Il m’a paru plus sûr de ne pas m’en aller avant de l’être acquitté de ce devoir religieux : faire des poèmes, donc obéir au rêve. Et voilà comment j’ai d’abord composé en l’honneur du dieu dont c’était la fête ; puis, le dieu célébré, j’ai réfléchi le poète, me suis-je dit, si toutefois c’est poète qu’il veut être, diut inventer des histoires et non se contenter de dire. (Phédon, 60e-61d, p. 1176 des Oeuvres complètes)

Socrate raconte donc que ce qui lui a donné un but dans la vie est de composer, même si ses écrits (si tant est qu’ils aient existé) sont perdus. Pour autant, son interlocuteur, Evénos (poète sophiste grec) lui rétorque qu’à défaut d’être poète, le suicide est une solution. Ce à quoi Socrate répond, alors qu’il se savait condamné :

Alors il y consentira volontiers. Quiconque prend part d’une manière qui convient à une telle. Cependant, sans doute n’ira-t-il pas jusqu’à se tuer, car on affirme que c’est là une chose interdite » (61d).


Pourquoi est-il interdit de se suicider alors ? L’interlocuteur de Socrate souligne un paradoxe intéressant : « il est interdit de se tuer, mais de l’autre, le philosophe doit chercher à suivre celui qui meurt » (p. 1177).

La réponse de Socrate est claire : le suicide est interdit tout simplement : « Nous, les humains, sommes comme assignés à résidence et nul ne doit s’affranchir lui-même de ces liens ni s’évader », formule que l’on prononce, certes, à mes yeux, a de la grandeur, mais qu’il n’est pas facile d’élucider parfaitement » (621B, p. 1177).

Nous sommes dépendant des dieux dans la conception grecque : nous leur appartenons donc et nos âmes leurs appartiennent. Je passe la suite de l’échange qui aborde des aspects plus théologiques et moins « funky ».

En résumé, pour Platon, le suicide n’a pas lieu d’être dans la mesure où on est une âme dans un corps et où l’on dépend d’une cité. Le seul motif valable est la souffrance extrême, et encore… les rites funéraires visent à supprimer l’existence du défunt. Nous verrons sur d’autres posts comment les grecs antiques concevaient le suicide.

Source :
Platon, Oeuvres complètes, Edition revue et corrigée sous la direction de Luc Brisson, 2020

Textes mentionnés :

Les Epigrammes 10
Les Lois IX, 873c et s.
Le Phédon 61 D Z

3 réponses à « Le suicide dans l’œuvre de Platon : un acte à la fois immoral humainement et politiquement »

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  3. […] à Platon (voir ici), Aristote n’accorde que très peu de place au suicide dans ses œuvres morales. Ce qui […]

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