- La sociologie est l’étude des faits sociaux, mais que signifie cette définition ?
- Il faut traiter les faits sociaux comme des « choses » et se détacher des prénotions
- Les faits sociaux remplissent une fonction dans l’organisation sociale
- La distinction entre normal et pathologique chez Durkheim
- Application contemporaine des Règles de la méthode sociologique
Lorsque Emile Durkheim rédige les Règles de la méthode sociologique en 1894 (publié en livre en 1895), la sociologie est déjà une discipline établie parmi les sciences sociales. Auguste Comte (1798-1857) en a créé le nom et des auteurs comme Gabriel Tarde ou Herbert Spencer, contemporains de Durkheim, ont aussi écrit des livres de « sociologie ». Quelle est donc la spécificité de l’apport de Durkheim et en quoi son livre apporte-t-il une nouvelle substance au cadre épistémologique de la discipline ?
La sociologie est l’étude des faits sociaux, mais que signifie cette définition ?
D’abord, l’étude des « faits sociaux » qui caractérise la discipline sociologique selon Durkheim ne constitue pas une nouveauté : des auteurs comme Herbert Spencer (philosophe et sociologue britannique du XIXe siècle), Jean-Jacques Rousseau ou Thomas Hobbes, longuement étudiés par Durkheim, ont étudié la société et les comportements individuels dans leurs écrits. Mais lorsque Emile Durkheim écrit son ouvrage, les sciences sociales au sens large traversent une crise épistémologique.
Le philosophe Wilhelm Dilthey (1833-1911) propose une opposition entre les sciences de la nature, qui ont une visée explicative, et les sciences de l‘esprit qui ont une finalité compréhensive. Pour Dilthey, si les sciences de la nature peuvent dégager des lois générales pour expliquer les phénomènes, les sciences de l’esprit doivent se baser sur la subjectivité des acteurs et au sens que les humains donnent à leurs actions. Cet épisode de l’histoire des pensées constitue un tournant majeur au XIXe siècle et s’inscrit plus largement dans le débat de la querelle des méthodes initiée par Carl Menger, un économiste autrichien.
Durkheim refuse l’opposition établie par Dilthey et c’est tout l’enjeu de son livre : la sociologie doit permettre d’étudier des liens de causalité, ces derniers s’appliquent donc aux phénomènes sociaux. En résumé, pour Durkheim, la sociologie a pour but d’établir des lois de la vie sociale comme il existe des lois naturelles. Durkheim aura l’occasion de le montrer dans le Suicide, une enquête qui vise à montrer que le phénomène du suicide n’est pas individuel mais collectif.
Les règles de la méthode sociologique n’abordent que très peu les aspects empiriques que l’on peut utiliser aujourd’hui en sociologie. Il s’agit avant tout de cadrer les exigences épistémologiques de la discipline. Le premier argument donné par Durkheim repose sur l’idée selon laquelle la sociologie est l’étude des faits sociaux.
Les faits sociaux, nous dit Durkheim, sont « des manières d’agir, de penser et de sentir extérieures à l’individu et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel elles s’imposent à lui« .
Dans le premier chapitre des Règles, Durkheim explique que n’importe quel élément peut être qualifié de social :
« Chaque individu boit, dort, mange, raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions s’exercent régulièrement. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui fût propre, et son domaine se confondrait avec celui de la biologie et de la psychologie« . (Durkheim, 2016, p. 3).
Durkheim ne sait pas encore que ces phénomènes (comme l’alimentation) feront l’objet d’une analyse à proprement parler sociologique, notamment par son disciple Maurice Halbwachs. Mais revenons à la définition des faits sociaux. Pour Durkheim, il y a dans toute société un groupe déterminé de phénomènes qui se distinguent par des caractères tranchés de ceux qu’étudient les autres sciences de la nature (p.3). Il s’agit des rôles que l’on a auprès des autres (en tant que frère, qu’époux…). Les fait sociaux, par les contraintes qu’ils exercent, peuvent être objectivés de deux manières :
– La première est extérieure : mon rôle social de frère/de père/d’époux m’est imposé par la société : c’est ce que l’on attend de moi. Les faits sociaux sont objectifs, extérieurs à moi et exercent une contrainte. La contrainte ici repose sur le fait que si je ne remplis pas mon rôle, je vais être blâmé.
– La deuxième est intérieure : j’accomplis ce que la société attend de moi parce que c’est dans l’ordre des choses. Autrement dit, j’ai intériorisé les différentes contraintes/coercition, ce qui est la définition de la socialisation. Durkheim explique par exemple : « Nous sommes alors dupes d’une illusion qui nous fait croire que nous avons élaboré nous-mêmes ce qui s’est imposé à nous du dehors » (p. 7). Ce point est extrêmement important parce que c’est l’une des définitions de la sociologie qui sera retenue par les sociologues suivant Durkheim : l’étude de la socialisation est l’une des clés d’analyse les plus importantes en sociologie.
Il faut traiter les faits sociaux comme des « choses » et se détacher des prénotions
La définition des faits sociaux étant posée, il faut les traiter comme des « choses« . Dans le chapitre II des Règles, Durkheim écrit clairement qu’il faut considérer les faits sociaux comme des choses (p. 15). Cette affirmation peut paraître étrange puisque la définition de choses n’est pas évidente. Les « choses » constituent bien un concept et pas un mot du sens commun – pour repère, la philosophe Emmanuel Kant a conceptualisé les choses en soi dans ses différents écrits -. Mais pour clarifier ce que sont les choses, il faut retenir l’idée selon laquelle les faits sociaux sont caractérisés par des représentations que l’on élabore en permanence. On a également des croyances spontanées à leur sujet. Par exemple, si je parle de crime en tant que citoyen lambda, je vais juger que c’est quelque chose d’anormal. Mais pour un sociologue comme Durkheim, c’est un phénomène normal que l’on peut étudier en tant que tel. L’objet de la sociologie est donc d’aller au-delà de ces représentations que Durkheim appelle des prénotions, une notion centrale pour la sociologie.
Le concept de prénotion est initialement forgé par le philosophe Francis Bacon dans son livre Novum organum (1620). Ce dernier parle de notiones vulgares ou praenotiones. Pour Bacon, elles sont à la base de toutes les sciences. En sciences naturelles, par exemple, l’alchimie est une sorte de prénotion pour la chimie, tout comme l’astrologie est une prénotion pour l’astronomie.
A la suite de Bacon, Durkheim invite donc le sociologue à se détacher du sens commun, des prénotions, pour que son travail soit effectivement scientifique. Or, précise-t-il, ce n’est pas aussi évident qu’en chimie ou qu’en astronomie puisque dans les sciences sociales, nous sommes confrontés à nos propres représentations. Il faut donc saisir les faits de la manière la plus objective possible en les traitant à partir de données les plus sérieuses possibles : statistiques, textes juridiques, mythes…
Bien que Durkheim ne s’intéresse pas à la manière dont sont construites ces données, on a déjà un point de départ important : « On reconnaît précisément une chose à ce signe qu’elle ne peut pas être modifiée par un simple décret de la volonté » (p. 29) : autrement dit, les sources que l’on utilise doivent être robustes et résister à la critique.
L’autre élément auquel doit faire face le sociologue repose sur l’analyse de phénomènes qu’il partage dans son quotidien. Il faut, pour Durkheim, mettre nos valeurs de côté dans l’analyse d’un fait. Si l’on étudie la religion par exemple, il faut faire abstraction de notre rapport à nos croyances. C’est donc une exigence particulière demandée par Durkheim. Il faut aussi être en mesure de définir clairement ce que l’on étudie car le langage du sociologue peut se confondre avec le langage commun. Le sociologue n’est pas un philosophe et utilise des termes précis utilisés par les non-sociologues. Pour analyser les faits sociaux.
Revenons sur l’exemple du crime : derrière ce terme que n’importe qui peut comprendre, Durkheim le définit comme un fait social parce que c’est un fait qui existe partout. Par ailleurs, il peut être défini comme une conduite qui entraîne une réaction de condamnations par la société (sanction, blâme…). De même, quand Durkheim s’intéresse à la religion dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, il ne s’attache pas à définir l’ensemble des mythes mais le positionner par l’opposition entre sacré et profane.
Les faits sociaux remplissent une fonction dans l’organisation sociale
Les faits sociaux sont extérieurs aux individus et imposent une série de contraintes/de coercitions. Mais pour les expliquer, le sociologue ne peut recourir à une explication individuelle. Les faits sociaux s’expliquent par d’autres faits sociaux : par exemple, la hausse des suicides peut s’expliquer par des crises économiques. Mais si les causes du suicide se maintiennent dans le temps, il faut donc en chercher les « fonctions » remplies par ce fait social. Dans la pensée de Durkheim, il faut d’abord rechercher les causes efficientes d’un phénomène (ce qui produit la chose/le concept) et procéder ensuite à l’étude de sa cause finale (la fonction, son but). Dans le Suicide, Durkheim va relier cette idée d’une fonction remplie par le suicide à partir d’un défaut d’intégration à la société. Durkheim explique que le mot de « fonction » a une importance spécifique :
Nous nous servons du mot fonction de préférence à celui de fin ou de but, précisément parce que les phénomènes sociaux n’existent généralement pas en vue des résultats utiles qu’ils produisent. Ce qu’il faut déterminer, c’est s’il y a correspondance entre les faits considérés et les besoins généraux de l’organisme et en quoi consiste cette correspondance, sans trop se préoccuper de savoir si elle est intentionnelle ou non (p. 95).
En clair, les causes se distinguent des fonctions puisque si une « cause perdure dans le temps, c’est parce qu’elle remplit une fonction du point de vue de la société » (Dubet, 2016, p. 8).
La distinction entre normal et pathologique chez Durkheim
Une distinction établie par Durkheim est importante pour comprendre le point relatif aux fonctions des faits sociaux : il s’agit de l’opposition entre normal et pathologique. Ce qui est « normal » relève de ce qui est observable dans l’ensemble des sociétés tandis que le pathologique relève des phénomènes exceptionnels. En clair, « le phénomène normal est fonctionnel par rapport au tout social alors que le phénomène pathologique est dysfonctionnel » (Mendras & Etienne, 1996, p. 101).
Le crime est donc un phénomène « normal » pour le sociologue puisqu’il a toujours existé et existera toujours. De même, la peine est « normale » puisqu’elle permet de confirmer les normes et valeurs de la société d’appartenance. Par contre, le crime peut devenir pathologique quand il commence à augmenter à partir d’une période donnée de manière ponctuelle avant de diminuer. Le normal répond donc à une courbe régulière tandis que le pathologique est un écart à cette courbe.
Application contemporaine des Règles de la méthode sociologique
Les règles de la méthode sociologique ont eu une portée particulièrement importante sur l’émergence de la sociologie que l’on connaît aujourd’hui et la plupart des consignes établies par Durkheim (rompre avec les prénotions par exemple) sont toujours d’actualité. Cependant, d’autres aspects tels que la méthodologie d’études de documents statistiques, sans interroger leur construction, a été remise en cause par d’autres. Si, le mot d’ordre de Durkheim (expliquer le social par le social) a été respecté pendant un siècle, il semblerait que les publications les plus récentes tendent à remettre cette norme en question :
– Gérald Bronner et Etienne Géhin, dans le Danger Sociologique (2018), invitent à repenser le rôle des explications biologiques dans les phénomènes sociaux sans les exclure de manière radicale comme pouvait le faire Durkheim
– Bernard Lahire, dans Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023) invite également à interroger la place de la biologie évolutive dans l’explication des phénomènes sociaux.
Sources :
Dubet F. « Introduction » in Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2016, pp. 1-19.
Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, PUF, 2016
Mendras H. & Etienne J., Les grands auteurs de la sociologie, Paris, Hatier, 1996



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