Chasser les chagrins, une forme de sagesse ? Les conseils d’Al-Kindî

Le chagrin est un sentiment humain qui peut affecter chacun d’entre nous à n’importe quel moment de notre vie. Il est passager ou peut durer plus longtemps, mais que peut nous enseigner la philosophie sur la manière de le chasser ? Faisons un tour du côté des pensées antiques et arabes pour comprendre.

Galien (129-201) est le père de la pharmacopée, principalement connu pour la théorie des humeurs, il a également laissé des écrits plus personnels. Lors du grand incendie de Rome (en 192), il a perdu une très grosse partie de ses écrits et de son travail. Ce qui devrait être une source de tristesse très grande pour lui ne l’a pas du tout affligé : « Je n’ai pas éprouvé de chagrin, cela est désormais une conduite noble et une preuve qui dénote de la grandeur d’âme au premier chef » (cité par Koetschet, 2011, p. 189).

Pour Galien, ne pas se chagriner est une forme de sagesse : il explique notamment se remémorer les choses les plus tristes que l’on peut subir pour mieux les accepter. Mais comment y parvenir concrètement ?

Al-Kindî (801-873), qui a vécu en Irak actuelle, est surnommé avec respect le Philosophe des Arabes. Un de ses amis est triste et il lui écrit une lettre intitulée l’Epître sur le moyen de chasser les tristesses. Pour lui donner des clés pour aller mieux, il pose d’abord une définition de la tristesse : il s’agit d’une douleur de l’âme causée par la perte d’une chose que l’on aime ou l’absence d’une chose à laquelle on aspire » (Al-Kindi, 2004, p. 29).

Pour ne pas être triste, le remède proposé par Al-Kindî est le suivant : il faut que les choses que nous aimons et auxquelles nous tenons soient toujours présentes. Mais cela n’est pas toujours possible, notamment si ce que nous désirons fait partie de ce qui nous est impossible à avoir. Par contre, si nous passons dans « le monde intelligible » (c’est-à-dire sur un plan abstrait), nous pouvons y avoir accès. Mais cela ne fonctionne pas systématiquement et Al-Kindî nous dit :

« Les choses sensibles que nous aimons et les choses sensibles auxquelles nous aspirons sont, pour tout le monde, provisoires et à la portée de toutes les mains ; elles ne peuvent pas être mises à l’abri et ne sont pas immunisées contre leur changement. Toutes ces choses deviennent en effet d’une compagnie sinistre après avoir été douces, rebelles après qu’on a eu confiance en leur docilité, et s’en vont après avoir été accueillies (Al-Kindi, 2004, p. 50).


Dans ce cadre, il convient donc d’identifier ce qui nous rend heureux de ce qui nous rend malheureux. Pour Al-Kindî, celui qui veut des choses provisoires tout en s’y attachant est malheureux alors que celui qui obtient ce qu’il veut est heureux. Dans ce cadre, comment être heureux ? Comment être sûr que ce que nous désirons le plus est à l’origine de notre bonheur ?

Al-Kindi préconise de faire en sorte que ce que nous désirons nous soit accessible et que nous ne demandions pas l’impossible. Par ailleurs, si les choses nous échappent, il faut l’accepter, ce qui nous permet de ne pas être affligé. De toute manière, dans une perspective assez fataliste, tout est voué à disparaître à un moment donné dans notre existence. Il faut l’accepter, ainsi, nous ne ressentons pas de tristesse.

La tristesse fait partie de nous, ce n’est pas quelque chose de « naturel », c’est une habitude. De ce fait, on a le pouvoir d’avoir prise dessus. Pour cela, il faut corriger nos habitudes et notre caractère de manière à ne pas être affligé. Ce qui nous rend triste est l’absence et la perte des choses que l’on aime, pour corriger cela, il faut nous satisfaire de ce que l’on peut voir et qui nous met en joie. Mais l’accès à ces habitudes demande un exercice important : contrairement au corps qui peut être guéri par des traitements, l’âme peut être corrigée par l’adhésion à des « habitudes » (valeurs) qui nous correspondent.

Mais la tristesse n’est pas une catégorie unique : elle se développe sous différentes causes que présente Al-Kindî, quand on est triste, il importe de comprendre pourquoi :

– La tristesse peut venir de nos actions, on cherche des choses qui nous rendent tristes et on persévère dedans, ce qui ne fait qu’entretenir ce sentiment désagréable
– La tristesse peut venir des actions d’un autre : dans ce cas, soit on a les moyens de la chasser, soit on ne l’a pas. Dans tous les cas, soit les choses dépendent de nous, soit elles n’en dépendent pas.

Pour chasser les tristesses, Al-Kindî propose une liste de règles à suivre :

1) Il faut se consoler en se projetant dans la situation de celui qui a lui-même réussi à se consoler. Pour cela, il faut nous rappeler les choses tristes que l’on a vécues et dont on a réussi à se consoler. Comment y est-on parvenu ?
2) On n’est pas les seuls à ressentir de la tristesse mais tout le monde arrive à se consoler, la tristesse est donc un sentiment que l’on institue nous-mêmes. Il faut se rappeler que tout ce que nous avons perdu ou ce qui nous a échappé est arrivé à d’autres. Il faut donc réfléchir à ce qui cause notre tristesse et voir comment les autres parviennent à se tirer de cette situation. Comment parviennent-ils à ne plus être triste sur une situation semblable à la nôtre ?
3) Il est déraisonnable de désirer l’impossible : nous ne devons pas chercher les choses auxquelles nous n’avons pas accès, c’est forcément source de tristesse
4) La tristesse n’est justifiée que si on n’a perdu « un bien de l’âme », mais cette possession dépend de nous : autrement dit, nous sommes seuls maîtres sur ce à quoi nous tenons le plus. Nous avons la possibilité de faire en sorte de ne plus être affecté en trouvant des solutions alternatives (comme par exemple Galien qui n’est pas affligé de la perte de ses livres)
5) Il est absurde d’être triste à cause de ce qui nous a échappé puisque si on passe notre temps à y penser, nous serions toujours tristes, il faut donc trouver les moyens de parvenir à s’affranchir de cet attachement à ce qui nous a échappé, il faut donc limiter les choses auxquelles nous tenons (biens matériels par exemple).
6) Il faut réfléchir à ce qui nous reste : si nous avons perdu des choses, il faut se rappeler que ce qui reste nous console des épreuves que nous traversons (Al-Kindi, 2004, p. 82). Tu as perdu quelqu’un, mais d’autres sont là pour toi.
7) Il faut se rappeler que la perte d’une chose nous épargne des mésaventures futures qu’elle aurait pu nous causer. Celle-là est plus pragmatique mais « vaut mieux plus tôt que plus tard ». Autrement dit, il faut penser à des choses qui aurait pu nous procurer encore plus de gênes ou d’embarras si cette chose était encore là. Exemple : mon père est décédé de manière précoce, mais au moins, je n’aurai pas à m’en occuper plus tard et je suis affranchi de la tristesse future que j’aurais pu ressentir à son décès prochain.

Sources :

Al-Kindi, Le moyen de chasser les tristesses et autres textes éthiques, Paris, Fayard, 2004
Koetschet Pauline, La philosophie arabe, Paris, Points, 2011

Une réponse à « Chasser les chagrins, une forme de sagesse ? Les conseils d’Al-Kindî »

  1. […] que ce soit sur un plan métaphysique, notamment à travers le travail d’Avicenne ou d’Al-Kindî. Mais leurs approches sont rattachées à la découverte d’Aristote. Il serait hors sujet de […]

    J’aime

Répondre à La définition de la sagesse chez Aristote – Le site du Shifâ' Annuler la réponse.