Talcott Parsons et le fonctionnalisme

Durant le premier quart du XXe siècle, la sociologie américaine s’est développée autour d’études empiriques liées, notamment, à la Première Ecole de Chicago. Les auteurs relevant de cette Ecole se sont intéressés au développement de la ville de Chicago qui venait d’être créée pour en étudier tous les mécanismes sociaux et poser les premiers jalons de la sociologie urbaine, de la sociologie de la déviance/de la délinquance, de l’immigration… Mais toutes ces enquêtes n’avaient pas réellement de colonne vertébrale théorique. En parallèle, en Océanie, les travaux de B. Malinowski, un anthropologue ayant réalisé une enquête par immersion en Nouvelle Guinée cherchent à rompre avec une vision évolutionniste de l’histoire portée à la fin du XIXe siècle par des auteurs comme Herbert Spencer (1820-1903). Nous reviendrons sur les apports de Malinowski dans une autre publication mais il jette les bases d’un fonctionnalisme absolu qu’il faut avoir en tête pour comprendre la suite.

Qu’est-ce que le fonctionnalisme en sociologie ?

Pour le dire sommairement, le fonctionnalisme considère la société comme un corps humain et ses différentes institutions sont les organes. L’équilibre de la société fonctionne sur l’intégration et l’adaptation des différents éléments qui la constituent et les comportement individuels sont structurés au moyen de rôles (on joue un rôle dans notre quotidien) et de statuts (on occupe un poste donné dans notre travail par exemple). L’analogie avec le corps humain n’est pas lié au hasard et c’est à Talcott Parsons qu’on le doit.

Talcott Parsons (1902-1979), professeur à l’Université de Harvard, ambitionne de donner cette colonne théorique à la sociologie. Dans les années 1930, il traduit l’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme de Max Weber, un classique de la discipline, et en 1937, il rédige un livre massif : The Structure of Social Action (non traduit en français) qui cherche à concilier les travaux de l’économiste Alfred Marshall et des sociologues Vilfredo Pareto, Emile Durkheim et Max Weber. Pour Parsons, la sociologie est une science de l’action (Lallement, 2018). Dans son livre de 1937, il montre que : « L’action est pensée comme le produit d’un acteur doté de ressources, qui effectue des choix finalisés et qui use pour ce faire de moyens matériels et symboliques » (Lallement, 2018). L’action, ici, est le fait de valeurs globales communes qui s’inscrivent dans un réseau de normes constitutifs de la structure sociale qui contraignent l’action individuelle. Dans ce cadre, on agit conformément à notre rôle et à notre statut (en tant que père de famille par exemple, je vais agir comme tel et ne pas abandonner mes enfants au risque d’être mis à l’écart de la société).

La sociologie, science de l’action sociale ?

Dans la Structure de l’action sociale, Parsons explique que l’action sociale est composée par un ensemble d’actions élémentaires (unit act). Chaque action doit engager quatre éléments :
1) Elle suppose un agent
2) Elle doit avoir une fin (être tournée vers un état futur des choses qui oriente son processus de déroulement)
3) Elle doit avoir lieu dans un cadre qui diffère, en tout ou partie, de l’état des choses vers lequel est tendue la réalisation de cet acte (L’acteur n’a pas de prise sur son objectif et/ou il contrôle son objectif)
4) Tous ces éléments sont interconnectés : soit nous avons une prise jusqu’au bout sur notre action et il n’y a pas de hasard ; soit nous devons faire appel à des moyens alternatifs ; soit les actions sont soumises à des facteurs indépendants.

Nous avons également la possibilité de faire des erreurs en vue d’une fin mais tout ceci doit permettre de remettre nos choix en perspective, dans la mesure où le monde extérieur » joue un rôle dans la détermination de l’action. L’action individuelle étant elle-même prise dans un réseau donné.

L’étude de l’action sociale est donc une étude des systèmes dans lesquels les individus sont intégrés et reliés entre eux à partir de valeurs communes. Parsons l’illustre par l’exemple de la famille américaine.

Le modèle des sociétés modernes répond aux exigences de l’industrialisation ce qui explique son :
– Ouverture (le mariage homogame a été remplacé par l’union individuelle de nature affective)
– Son côté multilinéaire (les deux branches de la parentèle pèsent du même poids)
– La conjugalité : le noyau familial se résume aux époux et à leurs enfants

Cette structure est adaptée au système professionnel contemporain à Parsons grâce à l’indépendance des activités professionnelle et à la position sociale à l’égard de la famille. Parsons souligne néanmoins les pathologies de la famille nucléaire : les femmes sont reléguées au rang d’épouse, les personnes âgées sont marginalisées du fait du système de valeurs qui pousse à la performance et qui privilégie les jeunes.

La société comme système social chez Parsons

La structure de l’action sociale paru en 1937 pose les premiers jalons de la sociologie de Talcott Parsons. Dans ses travaux suivants, il propose une conception abstraite de la société qui va plus loin que sa théorie de l’action sociale.

Parsons défend la thèse d’un système basé sur le triptyque « personnalité, culture et société ».

La personnalité s’appréhende à travers la notion de rôle, centrale dans la théorie fonctionnaliste et qui sera reprise par les sociologues du courant interactionniste. Le rôle désigne un système d’attentes et d’anticipations réciproques : nous jouons le rôle de parent, de patient, de médecin, etc. et l’on attend de nous un rôle précis. La culture renvoie à un ensemble de valeurs et de symboles communs aux acteurs et la société renvoie aux interactions entre acteurs.

Dans The Social System, Parsons montre qu’il existe cinq dichotomies qui s’imposent aux acteurs dans leurs actions, ainsi, l’action sociale oscille entre :

– Affectivité et neutralité affective (on se laisse guider par nos émotions ou bien on les contrôle)
– Orientation vers la collectivité et orientation vers soi : on agit en fonction de buts communs aux autres ou par des buts personnels
– Universalisme et particularisme : on juge notre environnement à partir de critères universels ou bien à partir de critères personnels
– Qualité et accomplissement : on évalue les autres à partir de ses qualités individuelles (ce qu’ils sont) ou à partir de leurs réalisations passées
– Spécificité et diffusion : On va porter une attention spécifique à la personnalité ou à l’action des autres ou bien on va les appréhender dans leur globalité.

La maladie, une déviance ? La relation médecin-malade dans the Social System

Ce modèle théorique est testé empiriquement par Parsons qui étudie la relation entre le médecin et le malade : pour Parsons, le malade est un déviant qui déséquilibre le système social. Il est donc responsable de sa propre santé et doit utiliser les différents outils à sa disposition pour guérir. C’est là qu’intervient le médecin : ce dernier s’inscrit dans le rôle de l’accomplissement : il évalue le malade à partir de ce qui a conduit son mal et ses compétences sont validées par le diplôme. Il joue aussi sur la sphère de l’universalisme : son travail ne doit pas porter sur la situation personnelle du malade mais bien sur sa maladie. Par ailleurs, son action est orientée vers la collectivité : il s’agit de résoudre un problème de santé qui ne concerne pas son intérêt personnel. Le malade, de son côté, doit se conformer aux prescriptions du médecin et jouer le rôle de « bon malade » puisqu’il légitime son état déviant.

La critique interactionniste du fonctionnalisme : le cas de la relation médecin-malade revue par Eliot Freidson

Le travail de Talcott Parsons sur la relation médecin/malade donne à la fois une approche originale de la manière dont la sociologie peut s’intéresser à la pratique médicale tout en montrant comment une théorie générale peut se démontrer empiriquement. Mais l’idée du rôle joué par le malade pour ne plus être déviant a fait l’objet de nombreuses critiques. La plus célèbre est celle d’Eliot Freidson, sociologue du courant interactionniste, qui a rédigé un livre intitulé la Profession médicale en 1970. Dans la sociologie interactionniste, contrairement à la sociologie fonctionnaliste, il s’agit de regarder le monde social comme il est, à partir des interactions quotidiennes.

Pour Freidson, la médecine est caractérisée par une approche professionnelle de la maladie sur laquelle le sociologue ne peut pas intervenir. Il propose donc d’aborder la pratique médicale sous un autre angle : il considère toujours la maladie comme une déviance, mais il propose de réfléchir à la signification de l’état de maladie et non à la maladie en elle-même. Contrairement à la conception de Parsons selon laquelle la déviance est une remise en cause de l’ordre social, l’approche interactionniste de la déviance concerne plutôt la manière dont les actes sont conçus par les autres. Si j’agis de telle ou telle manière et que ce n’est pas considéré correctement par mes pairs, je peux être considéré comme déviant. Dans cette perspective, le malade n’est donc plus un déviant au sens où l’entendait Parsons.

Parsons considérait que la médecine a le pouvoir de légitimer les conduites de celui qui se conduit en « bon malade » (il suit les prescriptions du médecin à la lettre). Freidson propose une approche plus approfondie en montrant que la médecine crée les possibilités de se conduire en malade. La médecine est alors vue comme une entreprise morale, c’est-à-dire une instance imposant des normes et des valeurs. Il s’agit alors, non pas de punir la déviance mais de la réparer. Freidson explique par exemple que lorsque le médecin affirme que l’alcoolisme est une affection, il est un « entrepreneur » moral tout autant que l’homme imbu d’idées religieuses qui affirme que c’est un péché » (cité par Carricaburu et Ménoret, 2011, p. 54).

Dans son approche de la relation médecin-malade, Freidson donne au malade un rôle que ne lui donnait pas Parsons : le malade est acteur de la relation avec le médecin, et peut également disposer de ses ressources pour aiguiller le médecin dans le diagnostic ou dans sa prise en charge. C’est surtout vrai lorsqu’il est pris en charge individuellement, dans le cas d’une hospitalisation, le patient est moins libre et le médecin contrôle la plus grosse partie de l’interaction. Freidson propose donc une approche originale de la relation médecin/malade en donnant au profane un rôle qu’il n’avait pas dans la conception de Parsons. Le travail de Freidson est toujours valide aujourd’hui au vu du nombre d’associations de malades : quelle confiance peut-on avoir dans l’autorité médicale ? Comment limiter l’autonomie de la pratique de l’expert là où le patient peut également avoir des choses à dire ?



Source :

Lallement M., Histoire des idées sociologiques, Tome 2, Paris : A. Colin, 2018

Carricaburu D. & Ménoret M., Sociologie de la santé, Paris : A. Colin, 2011





3 réponses à « Talcott Parsons et le fonctionnalisme »

  1. […] La structure de l’action sociale paru en 1937 pose les premiers jalons de la sociologie de Tal…Dans ses travaux suivants, il propose une conception abstraite de la société qui va plus loin que sa théorie de l’action sociale.Parsons défend la thèse d’un système basé sur le triptyque « personnalité, culture et société ».La personnalité s’appréhende à travers la notion de rôle, centrale dans la théorie fonctionnaliste et qui sera reprise par les sociologues du courant interactionniste. Le rôle désigne un système d’attentes et d’anticipations réciproques : nous jouons le rôle de parent, de patient, de médecin, etc. et l’on attend de nous un rôle précis. La culture renvoie à un ensemble de valeurs et de symboles communs aux acteurs et la société renvoie aux interactions entre acteurs.Dans The Social System, Parsons montre qu’il existe cinq dichotomies qui s’imposent aux acteurs dans leurs actions, ainsi, l’action sociale oscille entre : – Affectivité et neutralité affective (on se laisse guider par nos émotions ou bien on les contrôle)– Orientation vers la collectivité et orientation vers soi : on agit en fonction de buts communs aux autres ou par des buts personnels– Universalisme et particularisme : on juge notre environnement à partir de critères universels ou bien à partir de critères personnels– Qualité et accomplissement : on évalue les autres à partir de ses qualités individuelles (ce qu’ils sont) ou à partir de leurs réalisations passées– Spécificité et diffusion : On va porter une attention spécifique à la personnalité ou à l’action des autres ou bien on va les appréhender dans leur globalitéCe modèle théorique est testé empiriquement par Parsons qui étudie la relation entre le médecin et le malade : pour Parsons, le malade est un déviant qui déséquilibre le système social. Il est donc responsable de sa propre santé et doit utiliser les différents outils à sa disposition pour guérir. C’est là qu’intervient le médecin : ce dernier s’inscrit dans le rôle de l’accomplissement : il évalue le malade à partir de ce qui a conduit son mal et ses compétences sont validées par le diplôme. Il joue aussi sur la sphère de l’universalisme : son travail ne doit pas porter sur la situation personnelle du malade mais bien sur sa maladie. Par ailleurs, son action est orientée vers la collectivité : il s’agit de résoudre un problème de santé qui ne concerne pas son intérêt personnel. Le malade, de son côté, doit se conformer aux prescriptions du médecin et jouer le rôle de « bon malade » puisqu’il légitime son état déviant. Sources :Carricaburu D. & Ménoret M., Sociologie de la santé, Paris : A. Colin, 2011Lallement M., Histoire des idées sociologiques, Tome 2, Paris : A. Colin, 2018 […]

    Aimé par 1 personne

  2. Avatar de eugenesawbaynderkanzuku
    eugenesawbaynderkanzuku

    travail bien précis et limpide. C’est super

    J’aime

  3. […] Talcott Parsons : la sociologie science de l’action sociale ?Talcott Parsons et la société comme « système » […]

    J’aime

Répondre à eugenesawbaynderkanzuku Annuler la réponse.