
Le Chant IV de l’Énéide de Virgile n’est pas un simple interlude amoureux dans l’épopée fondatrice de Rome ; c’est une véritable tragédie grecque insérée dans le récit épique, le chapitre le plus humain et le plus déchirant de l’œuvre. Il raconte la passion fatale entre la reine phénicienne Didon et le héros troyen Énée, une histoire d’amour que le Destin ne peut tolérer et qui se solde par la mort et une malédiction éternelle.
Dès les premiers vers, Virgile plonge le lecteur dans le cœur de la reine de Carthage. Didon est déjà « blessée d’un trait mortel ». La beauté, le courage et les récits d’Énée ont vaincu sa résolution de rester fidèle à la mémoire de son premier époux, Sychée, assassiné.
Elle confie son trouble à sa sœur Anne, dévoilant l’ampleur de son obsession :
« Cependant la reine, déjà blessée d’un trait mortel, nourrit dans son cœur la plaie qui le dévore et le consume d’un feu secret. » (IV, 1-2)
Anne, pragmatique et soucieuse de l’avenir de Carthage (qui gagnerait en puissance avec le héros troyen), encourage sa sœur à céder à cet amour providentiel. Ses arguments font voler en éclats les dernières réticences de Didon. La reine, désormais consumée par sa passion, néglige son royaume ; les travaux de construction de Carthage s’arrêtent, laissant le peuple désœuvré. L’amour est ici une force dévastatrice qui met en péril l’ordre et le devoir.
L’intrigue s’accélère par l’intervention des déesses. Junon, favorable à Carthage et cherchant à détourner Énée de sa destinée italienne, s’allie temporairement à Vénus, mère du héros. Leur plan : organiser une partie de chasse durant laquelle les deux amants seraient isolés.
C’est chose faite. Au milieu de la chasse, un violent orage éclate, envoyant les participants chercher refuge de toutes parts. Didon et Énée se retrouvent seuls dans la même grotte.
« La Terre donna le signal et Junon, pour prononcer l’hyménée, fut là. » (IV, 166)
Pour Didon, cet événement est un mariage légitime, un Hyménée célébré par la nature elle-même. Elle se livre sans réserve à cette union, désormais délivrée de son vœu de veuvage. Pour Énée, cependant, l’union n’est qu’un simulacre, un simple abri contre la tempête. Cette différence d’interprétation est le pivot de toute la tragédie à venir.
La nouvelle de cette liaison scandaleuse est propagée à travers le monde par la déesse Fama (la Renommée), une figure monstrueuse aux mille yeux et mille langues. Elle atteint le roi africain Iarbas, un prétendant éconduit de Didon, qui implore Jupiter.
Le maître des dieux ne peut tolérer qu’Énée oublie son impératif : fonder la future Rome. Il envoie Mercure, le messager aux pieds ailés, pour rappeler à Énée son devoir et l’ordonner de partir sur-le-champ.
Énée, saisi d’effroi, est déchiré. Sa piété (pietas), c’est-à-dire son devoir absolu envers les dieux, son père et la destinée de son peuple, lui impose la fuite. Il tente de préparer son départ en secret, mais Didon, perçant à jour ses préparatifs, l’affronte dans une scène de fureur et de supplication.
« Perfide ! espérais-tu me cacher un tel forfait, et partir sans un mot, toi, le destructeur de ma foi ! » (IV, 305-306)
Énée, contraint par les dieux, oppose à la passion de Didon la froide nécessité du Destin.
« Et ce fatal départ, qui m’arrache au bonheur, / Est l’arrêt du destin, non le vœu de mon cœur. » (IV, 360-361)
Le héros part, obéissant à son devoir. Il est comparé à un chêne qui lutte contre la tempête : il souffre, mais il ne cède pas.
Le départ d’Énée plonge Didon dans une folie vengeresse et un désespoir total. Elle prononce une ultime prière, implorant la destruction du héros et de toute sa flotte. Puis, résolue à mourir, elle ordonne l’érection d’un grand bûcher sous prétexte de se libérer des reliques du Troyen.
Montant sur le bûcher, elle prend l’épée qu’Énée lui avait laissée et, avant de s’y jeter, lance une malédiction éternelle qui justifiera les futures Guerres Puniques entre Rome et Carthage.
« Nulle amitié, nulle alliance n’existeront entre nos peuples. Lève-toi, vengeur, de mes cendres… Que le combat soit éternel entre nos rivages, nos vagues et nos armes. » (IV, 624)
La reine expire sous les yeux de sa sœur et de son peuple horrifiés, son corps transpercé. Junon, prise de pitié, envoie Iris pour libérer l’âme de Didon de son corps souffrant. Le Chant IV s’achève sur ce sacrifice ardent, laissant un héritage de haine qui, historiquement, mènera à la destruction de Carthage.
Cet épisode magistral fait de Didon une figure tragique par excellence, victime du conflit insoluble entre l’amour individuel et la raison d’État, entre la passion humaine et l’implacable Destin romain.


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