L’Éthique à Nicomaque : L’essence du bonheur selon Aristote

« Nous le voulons [le bonheur], en effet, toujours en raison de lui-même et jamais en raison d’autres choses ».

Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I (1097 B1-5)

Le Livre Premier de l’Éthique à Nicomaque établit le fondement et l’objet de la recherche morale et politique. Aristote ouvre son investigation par l’axiome selon lequel « Le bien, c’est la visée de tout ». Toute action, toute technique, tout choix tend vers une fin jugée bonne. Constatant l’existence d’une hiérarchie des fins, où certaines sont subordonnées à d’autres, l’enquête s’oriente vers la découverte d’une Fin Suprême, désirée pour elle-même et non en vue d’une autre.

I. La Politique et la Fin Ultime

Cette recherche de la fin la plus haute relève de la Politique (politikè technè), car elle est la science architectonique qui ordonne toutes les autres activités pratiques. La Politique vise le bien de la communauté, un objectif jugé « plus beau et plus divin » que le bien de l’individu seul. L’accès à cette science requiert cependant une maturité et une expérience de la vie pratique. En effet, la jeunesse, esclave de ses affections (pathè), ne peut saisir la portée des arguments tirés de l’action, la fin de l’étude n’étant pas la simple connaissance (gnôsis) mais bien la pratique (praxis).

II. L’Identification et la Nature de l’Eudaimonia

L’accord commun des hommes désigne cette Fin Suprême par le terme Bonheur (Eudaimonia), souvent traduit par « bien-vivre » ou « excellence de vie ». L’Eudaimonia se distingue par son caractère parfait et suffisant : c’est la seule fin qui est toujours choisie « en raison de lui-même et jamais en raison d’autres choses », rendant la vie désirable et complète.

L’analyse écarte les principales conceptions vulgaires du bonheur (la vie de plaisir, la vie d’honneur), jugées incomplètes ou dépendantes de facteurs externes, pour s’engager dans l’identification de la fonction propre (ergon) de l’homme.

III. L’Argument de la Fonction et la Définition du Bonheur

Pour définir l’essence du bonheur, Aristote recourt à l’argument de l’ergon. Puisque tout être, de l’artisan à l’organe, possède une fonction spécifique, l’homme doit également en posséder une qui lui est propre, au-delà de la vie végétative ou sensitive. Cette fonction est identifiée à « une activité de l’âme accompagnée de raison » (psuchès enérgeia kata logon).

Dès lors, l’homme heureux est celui qui accomplit excellemment sa fonction. Le bonheur est donc défini comme une « activité de l’âme selon la vertu » (kat’aretèn), et ce, « dans une vie accomplie ». Cette vertu est l’excellence même qui permet à l’homme de reconnaître « une vie de qualité et le succès ».

IV. La Nécessité des Biens Extérieurs

Bien que l’essence du bonheur réside dans l’activité intérieure et rationnelle, Aristote, en philosophe réaliste, reconnaît que la pleine réalisation de la vertu requiert le concours de biens extérieurs. Le bonheur n’est pas une simple disposition, mais une activité qui doit s’exercer.

L’absence de certains avantages ternit la félicité, car ils sont indispensables à l’exercice effectif de la vertu ou à l’accomplissement d’une vie complète. Sont ainsi mentionnés : « une famille honorable, de bons enfants, la beauté » ou l’absence de malheurs majeurs. L’homme vertueux, s’il est malheureux dans sa fortune ou ses proches, ne peut en effet atteindre la plénitude d’action qui caractérise l’Eudaimonia.

Le Livre I s’achève par l’ébauche d’une classification de l’âme et de ses vertus (intellectuelles et morales), préparant ainsi l’examen détaillé des vertus qui fera l’objet des livres subséquents.

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