
Durant l’été 1831, alors qu’il est en Amérique pour ses travaux sur l’univers carcéral, Alexis de Tocqueville veut voyager aux confins de la civilisation américaine. Lors de son retour, il en tire un récit de voyage dans lequel il relate son séjour. Ce texte ne sera publié qu’en 1861, à titre posthume donc. Ce texte est étonnant puisque Tocqueville était plutôt habitué aux salons littéraires parisiens dans un environnement feutré. Le séjour dans l’arrière-pays américain lui a donné de la matière pour interroger la notion de frontière et les relations qui existent entre Indiens et pionniers, ou entre forêts sauvages et rivières profondes. Une lecture originale peut être faite de ce livre d’une centaine de pages : peut-on voir en Tocqueville un survivaliste avant l’heure ? Un homme pris dans l’expérience du minimalisme et de la survie, loin de la civilisation et de ses artifices ?
Durant son séjour, Tocqueville fait l’expérience d’un choc culturel radical qui doit avancer dans la nature avec les limites qui sont les siennes en étant aidé par des Indiens qui le guident. Ce premier point est intéressant puisque Tocqueville est un observateur attentif des sociétés humaines, mais ici, il n’est plus un philosophe qui analyse, mais un être humain face à une nature indomptée. Il ne dispose pas de confort ni de société pour organiser la vie : juste la terre, les animaux, et une relative solitude. Lorsqu’il rencontre les Indiens pour la première fois, par exemple, il explique :
Je ne crois pas avoir jamais éprouvé un désappointement plus complet qu’à la vue de ces Indiens. J’étais plein des souvenirs de M. de Chateaubriand et de Cooper et je m’attendais à voir dans les indigènes de l’Amérique des sauvages sur la figure desquels la nature avait laissé la trace de quelques-unes de ces vertus hautaines qu’enfante l’esprit de liberté, Je croyais rencontrer en eux des hommes dont le corps avait été développé par la chasse et la guerre et qui ne perdaient rien à être vus dans leur nudité.
En fait, il n’en est rien : les Indiens qu’il rencontre lui font l’impression de croiser des habitants de Paris dans leur physiognomie. Ils ne sont pas armés, ils sont habillés avec des vêtements européens… Il ne tombe donc pas dans une forme de romantisme exacerbé comme l’avait décrit Chateaubriand dans Atala ou René trente ans plus tôt.
Pour autant, dans Quinze jours dans le désert, Tocqueville doit tout de même faire l’expérience de la survie. Il ne connaît pas le milieu dans lequel il est et n’a aucune expérience de la survie en milieu hostile comme on pourrait le dire aujourd’hui. Il apprend à traverser des rivières, à dormir dans la forêt ou à rationner sa nourriture. Il doit également se confronter aux moustiques :
La nuit qui succéda à ce jour brûlant fut une des plus pénibles que j’aie passées dans ma vie. Les moustiques étaient devenus si gênants que, bien qu’accablé de fatigue, il me fut impossible de fermer l’œil.
Dans un contexte de survie, les possessions matérielles deviennent futiles. La survie passe par l’essentiel : nourriture, eau, abri. Le reste n’a plus d’importance. Ce détachement forcé est presque une forme de minimalisme. Le philosophe doit se contenter du strict nécessaire, et sa réflexion sur l’existence humaine s’en trouve enrichie. Comment vivre sans excès ? Peut-on atteindre le bonheur dans la simplicité la plus totale ? En ce sens, Tocqueville réalise une sorte de retrait de la civilisation, du même type que l’expérience minimaliste que pratiquent certains survivalistes modernes.
Au final, Tocqueville ne cherche pas à devenir un survivaliste au sens où on l’entend aujourd’hui, mais son expérience dans le désert le force à réfléchir sur des concepts qui résonnent avec les principes du survivalisme moderne : l’autonomie, la simplicité et la remise en question des excès de la société. Contraint de revenir aux éléments fondamentaux de l’existence, il prend conscience que la civilisation, avec ses structures, est nécessaire pour élever l’homme au-delà de sa condition brute.
Son expérience dans le désert, qui commence par une aventure presque banale, se transforme peu à peu en une réflexion fondamentale sur la condition humaine. Peut-être que le véritable survivaliste, celui qui se mesure à la nature tout en cherchant un sens plus profond, c’est Tocqueville, qui dans cette expérience de survie, cherche à comprendre l’homme, ses failles et ses rapports avec la société.


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