
- Thomas Hobbes : L’état de nature, un état de guerre de tous contre tous
- L’état de nature chez John Locke
- L’état de nature chez Jean-Jacques Rousseau
L’idée d’un état de nature antérieur à l’état civil a été forgé par les philosophes contractualistes : Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau. Avant eux, Aristote a défini l’homme comme « animal politique », ce qui signifie qu’il n’y a pas d’état antérieur, rejoint par la suite par Thomas d’Aquin au Moyen-âge. Mais comment ces trois philosophes définissent-ils l’état de nature ? Quels sont leurs points communs et différences ?
Thomas Hobbes : L’état de nature, un état de guerre de tous contre tous
Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe anglais du XVIIe siècle, est célèbre pour sa conception pessimiste de l’état de nature et sa théorie politique développée dans Le Léviathan (1651). À travers son analyse, il tente de démontrer la nécessité d’un pouvoir absolu pour instaurer l’ordre et garantir la sécurité des individus. Mais qu’entendait-il exactement par « état de nature » ? Pourquoi cette condition initiale de l’humanité conduit-elle inévitablement à la guerre de tous contre tous ? Et en quoi sa réflexion a-t-elle marqué durablement la philosophie politique ? Cet article propose d’examiner la notion d’état de nature chez Hobbes, ses implications et ses critiques.
L’état de nature, un état anarchique
L’état de nature, selon Hobbes, désigne une hypothèse philosophique visant à décrire la condition humaine en l’absence de toute autorité politique. Contrairement à d’autres penseurs comme Locke ou Rousseau, Hobbes ne considère pas cet état comme harmonieux ou moralement neutre. Pour lui, il est synonyme de chaos et d’insécurité. En l’absence de lois et d’un pouvoir coercitif, les individus sont libres d’agir selon leurs désirs et intérêts propres, ce qui les conduit inévitablement à des conflits incessants.
Hobbes résume cette situation par sa célèbre formule reprise à Plaute : « L’homme est un loup pour l’homme » (homo homini lupus). Chaque individu cherche à assurer sa propre survie et à maximiser son pouvoir, ce qui entraîne une lutte constante pour les ressources et la domination.
Les trois causes principales de conflit dans l’état de nature : la rivalité, la méfiance et la fierté
Dans l’état de nature, trois causes principales de conflit émergent :
– La rivalité : les hommes se battent pour l’acquisition des biens matériels ;
– La méfiance : l’absence de sécurité les pousse à attaquer préventivement
– La fierté: le désir de reconnaissance et de réputation alimente la violence.
Ces éléments engendrent une situation de guerre perpétuelle, que Hobbes décrit ainsi : « Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, la guerre de chacun contre chacun »
Dans cet état de nature, la vie humaine est caractérisée par une célèbre description hobbesienne : « La vie est solitaire, pauvre [, grossière], abêtie et courte». L’absence de structures sociales et politiques ne permet ni progrès, ni civilisation, ni sécurité.
L’invention du Léviathan et la mise en place du contrat social
Face à cette situation invivable, Hobbes affirme que les individus, par raison, choisissent de sortir de l’état de nature en établissant un contrat social. Ce contrat implique que chacun accepte de céder son droit absolu à user de la force à un souverain tout-puissant, garant de la paix et de la stabilité. Ce souverain peut être un monarque ou une assemblée, mais il doit disposer d’un pouvoir absolu et indivisible pour éviter le retour au chaos.
Ainsi, l’État (incarné par le Léviathan) devient le seul détenteur légitime de la violence et de la justice. Ce pouvoir souverain est nécessaire pour imposer le respect des lois et assurer la sécurité de tous. Sans cette autorité, l’humanité retomberait inévitablement dans l’état de nature.
Les critiques de Locke et Rousseau sur la conception de l’état de nature de Hobbes
Bien que la vision de Hobbes ait marqué la philosophie politique, elle n’a pas été acceptée sans réserve. Plusieurs critiques lui ont été adressées :
John Locke, dans son Second Traité du gouvernement (1690), conteste l’idée d’un état de nature purement conflictuel. Pour lui, cet état est certes imparfait, mais il n’est pas nécessairement une guerre de tous contre tous. Les individus ont une raison qui leur permet de respecter certaines lois naturelle
Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), rejette l’idée que l’homme naturel soit violent et égoïste. Pour lui, c’est la société qui a corrompu l’homme, et non l’état de nature qui serait en soi conflictuel.
En résumé, l’état de nature chez Hobbes est une construction théorique visant à justifier la nécessité d’un pouvoir fort et absolu. Il repose sur une vision pessimiste de la nature humaine, où l’absence d’autorité mène inévitablement à la violence et à l’insécurité. En proposant la soumission à un souverain comme seule issue, Hobbes pose les bases du contractualisme moderne et influence durablement la pensée politique.
Même si son analyse est contestée, elle reste un point de référence incontournable pour comprendre la légitimité du pouvoir et les fondements de l’ordre politique. Plus de trois siècles après la publication du Léviathan, la question demeure : avons-nous vraiment échappé à l’état de nature ou en portons-nous toujours les stigmates ?
L’état de nature chez John Locke
L’état de nature est un concept central dans la philosophie politique de John Locke, exposé principalement dans son Second Traité du gouvernement civil (1689). Il représente un état hypothétique dans lequel les individus vivent avant l’établissement d’une société politique organisée. Locke s’oppose ici à la vision hobbesienne d’un état de nature marqué par la guerre de chacun contre chacun et développe une conception plus optimiste, fondée sur la loi naturelle et les droits individuels.
L’état de nature comme état de parfaite liberté individuelle régulée par la loi de la nature
Pour Locke, l’état de nature est un état de liberté et d’égalité où chaque individu dispose des mêmes droits naturels. Il le définit ainsi :
« L’état de nature est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu’il leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature. Cet état est aussi un état d’égalité ; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un homme n’en ayant pas plus qu’un autre. » (Second Traité, §4-5)
Locke insiste donc sur la liberté individuelle, mais précise immédiatement que celle-ci est régulée par la loi de la nature, qui dicte que personne ne doit nuire à autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ou ses biens (Second Traité, §6).
À la différence de Thomas Hobbes, qui considère que l’état de nature est un état anarchique où la violence domine, Locke affirme que les hommes possèdent une raison qui leur permet de reconnaître une loi naturelle :
« L’état de nature a la loi de la nature, qui doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d’obéir : la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, et à son bien ». (Second Traité, §6)
Ainsi, la loi de nature impose un devoir moral aux individus de respecter les droits des autres. Toutefois, dans l’état de nature, il n’existe pas d’autorité centrale pour garantir l’application de cette loi. Chaque individu a donc le droit d’exécuter la loi naturelle en punissant les offenses commises contre elle (Second Traité, §7-8). C’est là une différence majeure avec Hobbes, qui ne reconnaît aucun mécanisme spontané d’autorégulation dans l’état de nature.
Le droit de propriété dans l’état de nature
L’un des aspects les plus célèbres de la théorie lockéenne est son traitement de la propriété. Locke soutient que les hommes ont un droit naturel à la propriété privée, découlant de leur travail :
« Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous pouvons le dire, sont son bien propre. Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industriel, surtout s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes. » (Second Traité, §27)
Locke explique que la propriété émerge naturellement lorsque l’homme mêle son travail aux ressources naturelles. Par exemple, une terre vierge devient la propriété de celui qui la cultive. Cependant, cette appropriation est limitée par la clause lockéenne du « enough and as good », c’est-à-dire que l’appropriation ne doit pas priver les autres de ressources suffisantes pour vivre (Second Traité, §33).
Avec l’introduction de la monnaie, Locke reconnaît que l’accumulation des richesses devient possible, et il voit cela comme un moteur du développement économique et de la société civile.
Bien que l’état de nature soit régi par la loi de nature, il présente des inconvénients majeurs. Locke identifie trois problèmes principaux :
- Il ne dispose pas d’une loi positive écrite : la loi de nature existe mais reste sujette à interprétation.
- Il ne dispose pas de juge impartial : chacun étant juge dans sa propre cause, les conflits peuvent dégénérer.
- Il n’existe pas de pouvoir exécutif pour appliquer la loi : il n’y a pas de force publique pour garantir l’ordre et punir les criminels.
Ces limites montrent que, si l’état de nature est préférable à l’état de guerre, il demeure insuffisant pour assurer la paix et la prospérité à long terme (Second Traité, §123-126).
Pour remédier aux faiblesses de l’état de nature, les individus décident de former un contrat social et d’établir un gouvernement. Contrairement à Hobbes, ce contrat n’implique pas un abandon total de la liberté, mais une délégation du pouvoir exécutif à une autorité commune qui garantit le respect des droits naturels (Second Traité, §89-94).
L’État, selon Locke, doit avoir un pouvoir limité et être fondé sur le consentement des gouvernés. Si le gouvernement devient tyrannique et viole les droits naturels, les citoyens ont le droit de le renverser (Second Traité, §149-168). Ce principe aura une influence considérable sur les révolutions anglaise, américaine et française.
Les critiques ultérieures de la pensée de Locke
La conception lockéenne de l’état de nature a été largement commentée et critiquée par les philosophes ultérieurs. Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), accuse Locke de projeter les institutions sociales et économiques modernes dans un état de nature qui en serait dépourvu. Il soutient que Locke surestime l’existence de la propriété privée dans un état pré-politique.
Des penseurs modernes, comme C.B. Macpherson (The Political Theory of Possessive Individualism, 1962), ont aussi critiqué Locke pour avoir légitimé un capitalisme naissant en naturalisant la propriété privée et l’inégalité économique. D’autres, comme John Dunn (The Political Thought of John Locke, 1969), insistent sur l’importance du contexte théologique dans la pensée lockéenne, en soulignant que la loi de nature repose sur une conception chrétienne de la raison et de la morale. L’état de nature chez Locke est un concept clé de sa philosophie politique, qui lui permet de justifier la légitimité du gouvernement sur la base du consentement et de la protection des droits naturels. Contrairement à Hobbes, il le conçoit comme un état pacifique, bien que présentant certaines limites qui rendent nécessaire la transition vers la société civile. Sa théorie influencera profondément la pensée libérale et les débats sur la propriété, le droit naturel et le contrat social. Toutefois, elle a suscité de nombreuses critiques, notamment sur sa vision de la propriété et sur l’idéalisation d’un état de nature qui semble déjà marqué par des structures sociales avancées.
L’état de nature chez Jean-Jacques Rousseau
Jean-Jacques Rousseau est l’un des penseurs les plus célèbres du XVIIIᵉ siècle. Son idée d’un « état de nature » marque profondément la philosophie politique moderne. Chez lui, il ne s’agit pas d’une réalité historique précise, mais d’une hypothèse de travail, destinée à comprendre ce qu’est l’homme indépendamment de toute société. Rousseau utilise l’état de nature pour critiquer la civilisation et ses effets corrupteurs. Selon lui, l’humanité a perdu avec la société sa liberté, son égalité et sa bonté naturelles. L’état de nature, tel qu’il le décrit, n’est donc pas un âge d’or historiquement localisable, mais un point de départ philosophique pour penser l’origine de l’injustice et la possibilité d’un nouvel ordre social plus juste.
Rousseau commence par critiquer les tentatives antérieures de décrire l’état de nature, notamment celles de Hobbes, qu’il juge biaisées par l’observation d’hommes déjà corrompus par la société. L’état de nature, pour Rousseau, n’est pas un état de guerre permanente : c’est au contraire une époque de paix, de simplicité et d’isolement. Pour Rousseau, l’homme naturel est mû par deux instincts fondamentaux : l’amour de soi (amour de soi-même), qui est le souci de sa propre conservation et le pitié naturelle, qui est une répugnance innée à voir souffrir autrui.
Ces deux principes suffisent à maintenir les relations humaines à l’état de nature dans un équilibre relatif, sans que la guerre ou la domination ne deviennent systématiques.
L’homme à l’état de nature : libre, égal et solitaire
Dans l’état de nature, l’homme vit dispersé, sans sociétés organisées ni coopération durable. Il n’a que des besoins simples : se nourrir, dormir, se reproduire occasionnellement. Ses désirs sont limités, et par conséquent, il connaît peu de conflits. Libre, il suit uniquement ses besoins naturels. Égal, il ne connaît aucune hiérarchie durable : pas de propriété, pas de lois, pas d’inégalités institutionnalisées.
Le langage, la raison développée et les passions sociales lui font encore défaut. Cette simplicité le protège des maux qui surviendront avec le progrès : la jalousie, la honte, l’envie, la cupidité.
L’origine de la corruption : la naissance de la société
Le basculement vers la corruption commence avec le développement de la perfectibilité humaine — la capacité à se perfectionner et à inventer.
Petit à petit, l’homme commence à fabriquer des outils, à construire des abris, à former des familles durables. Ces premiers progrès entraînent des comparaisons entre les individus : tel homme est plus habile, tel autre plus fort.
De là naissent la vanité, la rivalité, la jalousie. La propriété privée marque un tournant décisif :
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Avec la propriété viennent l’inégalité sociale, la division entre riches et pauvres, la domination, les lois et la coercition.
Le passage de l’état de nature à l’état civil
Le passage de l’état de nature à l’état civil n’est pas, chez Rousseau, un simple progrès. C’est une chute morale. L’homme civilisé a perdu la liberté naturelle ; il est devenu dépendant des autres, esclave de l’opinion d’autrui. Sa liberté réelle s’est éteinte pour ne laisser place qu’à une fausse liberté : la capacité d’obéir à des lois qu’il n’a pas réellement choisies.
Cependant, Rousseau ne tombe pas dans un pessimisme absolu. Il affirme que si la société a corrompu l’homme, elle peut aussi être réformée. Le projet politique de Rousseau, notamment dans Du contrat social (1762), vise à retrouver la liberté et l’égalité, non en revenant en arrière, mais en fondant un ordre politique juste, basé sur la volonté générale.


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