
Dans le célèbre poème intitulé De la nature, le philosophe romain Lucrèce écrit :
C’est ainsi que l’on voit des Scyllas, des Centaures,
Des museaux de Cerbère, et les spectres de ceux
Dont, frappés par la mort, le sol couvre les os.(Livre IV, vers 732 et s.)
Mais quelles sont les causes qui permettent à Lucrèce de décrire un phénomène qui nous apparaît surnaturel ?
Lucrèce (Ier siècle avant J-C) est un philosophe latin disciple lointain d’Épicure. Les thèses du philosophe grec sont, en grande partie, connues grâce à lui. Et dans la philosophie épicurienne, les sens (la vue, le toucher, le goût, l’ouïe, l’odorat) ont une importance particulière pour notre âme. Précisons d’emblée qu’Épicure est un matérialiste : pour lui, l’univers est composé d’atomes et de vide. Les atomes sont des particules insécables et le vide, tout comme l’âme. Pour Épicure, l’âme est le siège de ce que l’on pourrait appeler la conscience : c’est le lieu de la sensation (souffrance, plaisir), de la perception des objets, des pensées, des raisonnements… et de tout ce dont l’esprit est capable. Pour Épicure donc, il n’y a donc pas d’Idée qui tomberait du ciel comme pourrait le penser Platon : tout est affaire de sens et de rationalité. L’âme, chez Épicure, n’est pas immortelle : elle disparaît en même temps que le corps. Mais les cinq sens ont une importance toute particulière dans la philosophie épicurienne : la vue en l’occurrence, qui est l’un de nos cinq sens, se distinguerait des autres sens parce que les objets émettent de fines particules qui se déplacent à une vitesse infinie. Diogène Laërce, en présentant les théories épicuriennes, explique : « c’est parce que quelque chose des objets extérieurs pénètre en nous que nous voyons et distinguons la forme des objets » (Diogène Laërce, Livre X, 49). C’est ce que les épicuriens appellent la théorie des simulacres. Les simulacres, pour Lucrèce, sont des :
Membranes détachées des surfaces des corps,
Ou tout comme, voilant çà et là dans les airs,
Qui dans la veille et le sommeil nous apparaissent,
Terrifiant nos esprits souvent d’étranges formes
Ou d’ombres de mortels ravis à la lumières,
Qui souvent, frissonnants et glacés, nous réveillent.
Ne crois pas que nulle âme ait pu fuir l’Alchéron
Ou parmi les vivants nul spectre voltiger,
Ni que puisse outre-mort demeurer rien de nous,
Puisque le corps et l’âme, ensemble anéantis,
Sont dissociés chacun en ses corps primordiaux (De la Nature, Livre IV, v. 34 et s.)
Autrement dit, chaque objet que nous voyons est un simulacre de cet objet : si nous voyons une pomme, c’est parce que l’interaction des atomes qui la compose est arrivée à nos yeux.
Même dans nos rêves nous percevons grâce aux atomes qui nous entourent. Si nous voyons des fantômes, c’est parce que nous sommes exposés à des simulacres puisque personne ne peut revenir de l’au-delà. Si nous voyons une créature mythique comme une licorne, c’est parce que notre esprit mélange le cheval et la corne. Mais dans ce cas de figure, comment distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas ? Pour les épicuriens, la sensation est le point de départ de toute connaissance, elle est suivie par la raison : Digoène Laërce explique par exemple que « Toutes nos pensées ont leur origine dans les sensations par conjoncture, analogie, similitude et combinaison, le raisonnement y contribue également » (Livre X, 32).
Sources :
Lucrèce, De la nature, Paris, Les Belles Lettres, 2012
Brun J., La philosophie grecque, Paris, Que sais-je ?, 2024
Konstan D. « L’âme » in Gigandet A. & Morel P-M (dir.) Lire Épicure et les épicuriens, Paris, PUF, 2007, pp.99-116


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