
- Il faut s’exercer à philosopher
- Les dieux sont vivants, incorruptibles et bienheureux
- Il ne faut pas craindre la mort
- Les désirs sont différents entre eux
- La souffrance est tout de même utile pour connaître ce qui nous fait plaisir : elle implique la « mesure des plaisirs »
- La prudence est la clé de la sagesse épicurienne
- La figure du sage chez Épicure
La Lettre à Ménécée est un classique de la pensée d’Épicure (342-306 av. J-C). Connue grâce à Diogène Laërce, de même que deux autres Lettres et les Maximes Capitales, elle est un abrégé de la philosophie du fondateur du courant qui porte son nom.
Dans ce post, je propose de réaliser une présentation de ce texte sans rentrer dans les détails théoriques sur la postérité de l’épicurisme : il s’agit de suivre, à la lettre, ce qu’explique le philosophe et comment il nous propose d’accéder au bonheur grâce à l’exercice de la philosophie.
Au passage, merci à toi qui me liras pour ce cadeau d’anniversaire !
La Lettre suit le plan suivant :
1/ Dans le Prologue, Épicure invite son lecteur à s’exercer à philosopher car on ne peut différer le moment d’être heureux (paragraphes 122-123).
2/ Les dieux sont bienheureux et incorruptibles, ils ne sont pas à craindre (paragraphes 123 et 124).
3/ La mort n’est rien pour nous, elle n’est pas à craindre : il est donc inutile et déraisonnable d’attendre une vie illimitée (paragraphes 124 à 127)
4/ Il faut distinguer les désirs entre eux, et privilégier les seuls désirs naturels est nécessaires. Le plaisir qui en résulte implique l’exclusion de la douleur (paragraphes 127 et 128).
5/ Le plaisir est principe et le but de la vie heureuse, mais celle-ci suppose une juste estimation et une mesure comparative, par délimitation réciproque, des plaisirs et des peines (paragraphes 128 à 130)
6/ La mesure des plaisirs, par l’exercice d’un « raisonnement sobre », est la marque de l’autosuffisance et elle s’oppose à la recherche permanente et sans fin des jouissances immédiates (paragraphes 130 à 132)
7/ La prudence réalise la synthèse du plaisir et de la vertu (paragraphe 132)
8/ Le sage vit selon les préceptes qui viennent d’être définis : il ne craint ni la fortune, ni le destin, et sait que ce qui dépend de lui n’est rien d’autre que lui-même. « Il vit comme un dieu parmi les hommes » (paragraphes 133-135).
Rentrons maintenant en détail dans le texte :
Il faut s’exercer à philosopher
La lettre commence par un précepte assez célèbre chez Epicure :
Qu’on ne remette pas la philosophie à plus tard parce qu’on est jeune, et qu’on ne se lasse pas de philosopher parce qu’on se trouve trop vieux. Il n’est en effet, pour personne, ni trop tôt, ni trop tard, lorsqu’il s’agit de la santé de l’âme (paragraphe 122).
Le programme de la lettre est donc d’inviter le lecteur à la philosophie comme pourraient le proposer un Platon ou un Aristote, mais chez Épicure, il s’agit de prendre soin de « la santé de son âme ». En réalité, la santé de l’âme est le bonheur, à l’inverse, la maladie de l’âme est le malheur. A la différence de Socrate pour qui il faut attendre d’être vieux pour philosopher (dans la République, Socrate explique qu’il faut philosopher à partir de 50 ans), Épicure explique qu’il n’y a pas d’âge pour prendre soin de son âme et rechercher le bonheur. Pour cela, Épicure retient quatre préceptes présents dans ses Maximes capitales :
[139] 1 « L’être bienheureux et incorruptible [les dieux] n’a pas lui-même de préoccupations et n’en cause pas chez autrui, de sorte qu’il n’éprouve ni accès de colère ni complaisances. C’est en effet chez un être faible que l’on trouve tout cela.
II. La mort n’est rien pour nous, car ce qui est détruit est privé de sensation. Or ce qui est privé de sensation n’est rien pour nous
III. L’élimination de toute douleur est la limite ultime des plaisirs. Là où se trouve le plaisir, tout le temps qu’il dure, ne se trouvent ni a douleur, ni ce qui cause de la peine, ni les deux à la fois.
IV. La douleur ne perdure pas continuellement dans la chair, et la douleur extrême ne dure que le temps le plus bref. Celle qui excède légèrement le plaisir ne subsiste que peu de jours dans la chair. Quant aux longues maladies, elles s’accompagnent, dans la chair, de plus de plaisir que de douleur.
Les dieux sont vivants, incorruptibles et bienheureux
Pour philosopher, Épicure s’adresse à son destinataire en commençant par l’idée selon laquelle « le dieu » est un « vivant incorruptible et bienheureux ». Le bonheur parfait est donc la béatitude et est incarnée par le dieu. Épicure n’est pourtant pas athée puisqu’il considère bien que les dieux existent, précisant : « Evident est en effet la connaissance que l’on a d’eux ». Cependant, ils ne sont pas comme nous les concevons : étant incorruptibles et bienheureux, ils ne sont pas à l’origine des phénomènes naturels que nous pouvons concevoir. En revanche, « les dieux sont à l’origine des plus grands malheurs et des plus grands bienfaits » (parag. 124). Ils ont leurs propres vertus et favorisent ceux qui vont dans leur sens : aussi, suivre la voie de la vertu mène au bonheur tandis que ne pas la suivre mène à la souffrance parce que les dieux y sont indifférents.
Il ne faut pas craindre la mort
« La mort n’est rien pour nous » écrit Épicure, mais derrière cette formule, il nous explique que la mort n’est que l’absence de sensation, c’est-à-dire de conception de bien ou de mal. Dans la mesure où nous sommes un ensemble d’atomes, la mort signifie la disparition de ces atomes et le vide. La mort ne nous affecte pas matériellement puisque l’on disparaît, il n’y a donc pas à la craindre. La sensation est ici un critère fondamental : elle est ce qui nous permet d’exister, de souffrir ou d’être heureux, et dès lors qu’elle n’existe plus, il n’y a plus d’existence personnelle non plus. Dans la perspective d’Épicure,
Le sage, pour sa part, ne rejette pas la vie et il ne craint pas non plus de ne pas vivre, car vivre ne l’accable pas et il ne juge pas non plus que ne pas vivre soit un mal. Et de même qu’il ne choisit nullement la nourriture la plus abondante mais la plus agréable, il ne cherche pas non plus à jouir du moment le plus long, mais du plus agréable (paragraphe 126).
Cette citation est centrale pour comprendre la conception du bonheur chez Épicure : la qualité du plaisir ne dépend pas de sa quantité mais de sa qualité. Ainsi, lorsque l’on se définit comme « épicurien » parce que l’on aime la bonne chair, il s’agit d’un abus de langage. Épicure fait ensuite l’éloge de la vie quel que soit son âge : il faut en profiter que l’on soit jeune ou vieux, et il critique ainsi un poète grec du VIe siècle av. J-C qui disait que « c’est une belle chose que de ne pas être né, et une fois né de franchir au plus vite les portes de l’Hadès » (paragraphe 126). Ici, il faut comprendre que l’âge biologique n’a pas d’importance dans notre rapport à la mort : la personne âgée doit savourer sa vie comme le jeune et ne pas craindre l’arrivée de sa mort. L’exercice de la philosophie peut l’y aider.
Les désirs sont différents entre eux
Les désirs sont, a priori, à l’origine de notre bonheur, mais Épicure les distingue entre ceux qui sont naturels et ceux qui sont sans fondement. Il procède ensuite à un sous-découpage des désirs naturels :
– Les désirs naturels nécessaires
– Les désirs naturels uniques
Les désirs naturels nécessaires le sont au bonheur et à l’absence de dysfonctionnements du corps ou à la vie elle-même. Il s’agit par exemple de satisfaire nos besoins vitaux (boire, manger), mais également les désirs susceptibles de causer notre bonheur : l’amitié, la suppression de la douleur…). Mais il existe aussi des désirs naturels qui ne sont ni nécessaires, ni uniques : il s’agit par exemple des désirs sexuels. Ainsi, on atteint l’absence de troubles (ou l’ataraxie) lorsque l’on satisfait nos désirs naturels nécessaires et uniques.
Mais une fois que cet état s’est réalisé en nous, toute la tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant pas besoin de se mettre en marche vers quelque chose qui lui manquerait, ni à rechercher quelque autre chose, grâce à laquelle le bien de l’âme et du corps trouverait conjointement sa plénitude. C’est en effet quand nous souffrons de l’absence du plaisir que nous avons besoin du plaisir ; mais, quand nous ne souffrons pas, nous n’avons plus besoin du plaisir. Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est principe et fin de la vie bienheureuse (paragraphe 128).
Le plaisir est notre « bien premier » écrit Épicure : mais il soulève un dilemme. Pour être heureux, nous devons faire un calcul que l’on pourrait qualifier de rationnels entre de nombreuses sources de plaisir ce qui n’est, pour autant, pas source de souffrances dans la mesure où nos plaisirs sont satisfaits.
La souffrance est tout de même utile pour connaître ce qui nous fait plaisir : elle implique la « mesure des plaisirs »
« Toute souffrance n’est pas toujours à refuser » écrit Épicure (paragraphe 130). Cela passe par la mesure comparative et l’examen de ce qui est utile et de ce qui est dommageable qu’il convient de discerner tous ces états, car, selon les moments, nous usons du bien comme d’un mal ou, à l’inverse, du mal comme d’un bien (paragraphe 130).
La mesure des plaisirs passe par « l’autosuffisance » : Épicure l’explique qu’elle est un grand bien, dans le cadre où on peut se contenter de peu, « parce que nous sommes légitimement convaincus que ceux qui ont le moins besoin d’abondance sont ceux qui en tirent le plus d’abondance sont ceux qui en irent le plus de jouissance, et que tout ce qui est naturel est facile à acquérir, alors qu’il est difficile d’acquérir ce qui est sans fondement » (parag. 130). Ce qui est sans fondement désigne ce qui est « vide », or, les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires sont difficiles à satisfaire, puisqu’il s’agit de satisfaire des envies sans limites.
Il faut donc se satisfaire de plaisirs simples, ce qui assure la plénitude de la santé (parag. 131) : le plaisir réside donc dans l’absence de souffrance du corps. Il faut pouvoir subvenir à ses besoins de manière à être heureux. En ce qui concerne l’âme, Épicure va à l’encontre de ceux qui vont dire que le plaisir se trouve dans l’abondance. Il écrit en effet :
Ce n’est ni l’incessante succession des beuveries et des parties de plaisir, ni les jouissances que l’on trouve auprès des jeunes garçons et des femmes, ni celles que procurent les poissons et tous les autres mets qu’offre une table abondante, qui rendent la vie agréable : c’est un raisonnement sobre, qui recherche la connaissance exacte des raisons de tout choix et de tout refus, et qui rejette les opinions à partir desquelles une extrême confusion s’empare des âmes. (parag. 132).
Ici, Epicure nous présente le « raisonnement sobre » : il s’agit d’une part de réfléchir aux plaisirs et, d’autre part, de comparer les raisons de nos choix. Dans tous ls cas, le plaisir ne se trouve pas dans l’opulence comme on pourrait le croire : il repose sur cet équilibre entre plaisir et déplaisir et Épicure nous invite à rester sur des choses simples, utiles à notre vie et à l’origine de notre propre bonheur.
La prudence est la clé de la sagesse épicurienne
« Le principe de tout cela et le plus grand bien, c’est la prudence. C’est pourquoi la prudence est plus respectable encore que la philosophie, car elle entraîne naturellement tout le reste des vertus, enseignant qu’il n’est pas possible de mener une vie agréable, qui ne soit pas prudente, belle et juste, pas plus que la vie ne peut être prudente, belle et juste si elle n’est pas agréable. Car les vertus sont naturellement liées à la vie agréable et la vie agréable en est inséparable » (parag. 132)
Ici, le terme clé est celui de « prudence », phronêsis en grec. Comme chez Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, il s’agit d’une vertu rationnelle qui dirige les autres qualités morales. Néanmoins, Épicure se distingue d’Aristote dans le sens où la prudence est guidée par le plaisir. Les vertus que l’on choisit le sont pour le plaisir et non pour elles-mêmes chez les épicuriens. La prudence « institue plutôt un rapport circulaire entre la vie agréable et les vertus, celles-ci et celle-là s’entraînant réciproquement » (Morel, 2009, p. 67). En fait, dans les Maximes Capitales, Épicure est plus précis à propos de la prudence :
Il n’est pas possible de vivre de manière agréable sans vivre de manière prudente, belle et juste, pas plus qu’on ne peut vivre de manière prudente, belle et juste sans vivre de manière agréable. Et celui à qui cela fait défaut, il n’est pas possible qu’il vive de manière agréable. (Maximes Capitales V).
La figure du sage chez Épicure
La figure du sage épicurien reprend la forme des quatre remèdes cités ci-dessus : autrement dit, le sage est celui qui :
– Demeure continûment sans crainte devant la mort
– Il proclame d’autre part que le destin que certains présentent comme le maître de toutes choses ne l’est pas
– Certaines choses se produisent par nécessité tandis que d’autres le sont par la fortune, or, celle-ci est incertaine : le sage doit donc faire preuve d’autarcie comme Épicure le montre au parag. 130 de la Lettre à Ménécée.
– La fortune n’est ni un dieu, comme le croient la plupart des hommes (…) ni une cause inconstante de tout. Il vaut mieux, écrit Épicure, considérer qu’il vaut mieux être infortuné et bien raisonner que fortuné et mal raisonner. Il est préférable, précise Épicure , que dans nos actions, ce que nous avons décidé avec raison ne soit pas favorisé par la fortune.
En respectant ces principes, tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il n’est en rien semblable à un vivant mortel l’homme qui vit au milieu de biens immortels (parag. 135). Ici, Épicure lance un appel à l’amitié car elle permet à ceux qui s’exercent à la sagesse de se rapprocher entre eux. Dans les Maximes Capitales (MC), il donne davantage de précisions sur sa vision de l’amitié :
De tout ce que la sagesse procure en vue du bonheur de la vie tout entière, le plus important, de beaucoup, c’est la possession de l’amitié (MC XXVII)
C’est le même jugement qui a affermi notre confiance dans cette idée que rien d’éternel ni de durable n’est à craindre, et qui a considéré que la sécurité que l’on trouve dans cela même qui est limité s’accomplit au plus au point dans l’amitié (MC XXVIII)
L’amitié danse autour du monde, nous ordonnant à tous, comme un héraut, de nous éveiller à ce qui fait notre béatitude (Sentences Vaticanes, 52)


Laisser un commentaire