
Note : ce post fait partie d’une série d’articles consacrés aux débats intellectuels relatifs à la conquête des Indes, pour en savoir plus, voir ici.
Jean Duns Scot (1266-1308) est un philosophe principalement connu pour sa métaphysique et son ontologie particulièrement complexes. Mais il s’est également intéressé à des problématiques politiques : ainsi dans l’Ordinatio (1300-1304), il s’intéresse au baptême forcé des enfants juifs contre la volonté de leurs parents (Piron & Marmursztejn, 2004 p. 5). Pour ce philosophe, il est possible de baptiser ces enfants dans la mesure où ils n’ont pas de volonté propre et n’ont pas de libre arbitre. Si cet argument pouvait aller dans le sens de la colonisation forcée des Indiens dans le sens où ils n’auraient pas de libre arbitre, Duns Scot avance d’autres arguments pouvant être repris par les auteurs de l’Ecole de Salamanque (défenseurs des Indiens) : l’homme dispose d’une volonté, et en ce sens, on peut parler de dignité de l’homme. En effet, dans le prologue à l’Ordinatio, Duns Scot écrit au paragraphe 73 que « la volonté est une perfection transcendantale supérieure à toute nature » (Boulnois, 1998, p. 59). Or, selon Duns Scot, la communauté politique repose sur la volonté : « le consentement et l’élection seuls légitiment l’autorité politique qui a le pouvoir d’instituer la propriété privée par le droit » (Duns Scot, 2023). L’une des innovations les plus marquantes de la pensée de Duns Scot est de redéfinir la puissance divine, entre la puissance ordonnée (le monde voulu par Dieu) et la puissance absolue (ce que Dieu pourrait faire, n’a pas fait, et pourrait encore le faire s’il le voulait). Cette conception théologique renvoie en réalité à une approche éthico-juridique : « les juristes disent que quelqu’un peut agir soit de fait – c’est-à-dire selon sa puissance absolue -, soit de droit, c’est-à-dire selon la puissance ordonnée, en conformité avec le droit » (Duns Scot, cité par Libera, 1992, p. 268).
L’idée de propriété privée fait partie des axes centraux des parties du Commentaire au Livre des Sentences et à l’Ordinatio consacrées à la « restitution » : il s’agit en réalité de textes rédigés au tout début du XIVe siècle qui portent sur la pénitence, la propriété, les relations contractuelles, le crédit ou le rôle des marchands. Ce qui va nous intéresser ici est le rôle de la propriété dans la pensée de Duns Scot : pour le philosophe écossais, la propriété privée ne relève ni de la loi naturelle, ni de la loi divine (Loiret, 2023, p. 31). Son argument repose sur un préquelle à un état de nature dans lequel toutes les choses étaient communes à tous. En fait, la propriété privée relève du droit positif, c’est-à-dire le droit en vigueur au moment présent, qu’il soit humain ou divin.
Selon Duns Scot, la propriété privée est donc instituée par la loi positive humaine et n’est juste que si elle est instituée par un législateur. Le législateur n’est pas un « sage » comme pourrait l’entendre Platon dans la République (le fameux « roi-philosophe ») mais il est celui qui possède l’autorité sur ses sujets. L’autorité peut venir de deux manières : soit elle est naturelle, soit elle est politique. Dans le cas de l’autorité naturelle, il s’agit par exemple de l’autorité du père sur ses fils. Dans le cas de l’autorité politique, il s’agit de celle qui s’exerce sur des « étrangers », « c’est-à-dire des êtres humains qui n’appartiennent pas au même groupe familial » (Id., p. 53). L’autorité politique « est conférée chaque fois par élection à un prince et de façon héréditaire à ses descendants, soit elle est conférée par élection à une assemblée. Qu’un seul ou que plusieurs aient l’autorité politique n’intervient pas dans la qualification de cette autorité comme légitime. Ce qui importe avant tout est que l’autorité qui a pouvoir de légiférer le fasse sans empiéter sur le pouvoir de chacun de se diriger dans ses propres affaires et surtout sans aller contre la loi divine » (Id, p. 58). Autrement dit, les autorités doivent être respectées mutuellement. Dans sa Repertatio IV-A au Livre des Sentences (article 2, point 58), Duns Scot écrit :
« Au sujet du second point (de quelle manière les transferts de propriétés peuvent-ils être justes ?), j’affirme qu’en général, les propriétés peuvent être transférées de deux manières : soit par la volonté du maître direct, soit par la volonté du maître supérieur qui exerce une juste domination sur l’inférieur. Il est clair que le maître supérieur peut opérer un juste transfert des propriétés. Si en effet le maître supérieur, comme par exemple un prince, peut établir une loi juste au sujet de la division et de la délimitation des propriétés afin d’assurer la paix, comme il lui reste autant d’autorité après comme avant la distinction des propriétés, il peut, pour la même fin, c’est-à-dire la vie pacifique de ses sujets, transférer justement les propriétés privées » (Duns Scot, 2023, p. 123-124).
Autrement dit, le Prince a autorité sur ses sujets mais pas sur ceux d’un autre Prince : l’argument de Duns Scot a donc pu être récupéré par les défenseurs des Indiens au motif que ces derniers avaient déjà leurs propres autorités.
Sources :
Boulnois O., Duns Scot. La rigueur de la charité, Paris, Cerf, 1998
Duns Scot J. De la restitution, Paris, Les Belles Lettres, 2023
Libera A. de « Moyen Âge », in Morichère B. (dir.) Philosophes & Philosophie 1. Des origines à Leibniz, Paris, Nathan, 1992, pp. 193-294.
Loiret F. « Introduction » in Duns Scot J., De la restitution, Paris, Les Belles Lettres, 2023, pp. 11-100
Piron S. & Marmursztejn E. « Duns Scot et la politique. Pouvoir du prince et conversion des juifs » dans O. Boulnois, E. Karger, J.-L. Solère, G. Sondag. Duns Scot à Paris, 1302-2002. Actes du colloque de Paris, 2-4 septembre 2002, Brepols, pp.21-62, 2004, FIDEM, Textes et études du Moyen Age, 26. (en ligne sur : https://shs.hal.science/halshs-00069741/file/Duns_Scot_et_la_politique.pdf)


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