
Note : ce post fait partie d’une série d’articles consacrés aux débats intellectuels relatifs à la conquête des Indes, pour en savoir plus, voir ici.
Les débats théoriques sur les Indiens reposent à la fois sur l’autorité de la Bible, sur la philosophie du droit et sur les apports d’auteurs tels que les Pères de l’Eglise et sur les penseurs de la Scolastique.
D’abord, le débat s’inscrit dans un débat juridique relatif au ius gentium ou « droit des gens ». Apparu au IIIe siècle av. J-C sous la République Romaine, exprime la loi de l’Etat qui, par la volonté du législateur, a acquis une effectivité. Il ne découle donc pas d’une loi éternelle ou divine. Le droit des gens, contrairement au droit civil qui repose sur les lois écrites. Le droit des gens repose sur les us et coutumes propres à chaque Etat (immunité diplomatique, accords commerciaux, traités de paix, etc.). Il se distingue de la loi civile qui repose sur le droit écrit. Or, dans la conquête des Indiens, cette notion est particulièrement importante pour aller en faveur de leur défense. S’ils sont soumis au droit des gens, il n’est pas possible de les asservir.
Dans ce cadre, la pensée des Pères de l’Eglise est abondamment mobilisée : citons deux exemples, celui de Tertullien (150/160-220), écrivain romain et théologien de Carthage, il est principalement connu pour son Apologétique. Il est également le premier à utiliser le terme de Trinité. Dans le chapitre 38 de son Opus Magnum, il prend position pour le christianisme par rapport aux accusations dont faisait l’objet cette religion : « pour nous, que la passion de la gloire et des honneurs laisse froids, nous n’avons nul besoin de coalitions, et nulle chose ne nous est plus étrangère que la chose publique. Nous ne connaissons qu’une seule république, commune à tous : le monde » (En ligne)
Cette formule est importante puisqu’elle s’inscrit dans le cadre cosmopolitique qu’avaient déjà tracés les Cyniques avant lui. Mais dans le cadre du droit des Indiens, elle souligne le fait que personne n’est supérieur à un autre peuple, ce qui va à l’encontre de la colonisation.
Pour Augustin d’Hippone (354-430), célèbre pour ses Confessions et la Cité de Dieu, la cité de la terre est antérieure à celle du ciel.
Saint Augustin plaçait le « monde » comme troisième société naturelle au-dessus de la famille et de la cité dans la Cité de Dieu. Il écrit notamment :
« Après la cité, l’univers, troisième degré de la société civile ; car le premier, c’est la maison. Or, à mesure que le cercle s’agrandit, les périls s’accumulent. Et d’abord, la diversité des langues ne rend-elle pas l’homme en quelque façon étranger à l’homme ? Que deux personnes, ignorant chacune la langue de l’autre, viennent à se rencontrer, et que la nécessité les oblige à demeurer ensemble, deux animaux muets, même d’espèce différente, s’associeront plutôt que ces deux créatures humaines, et un homme aimera mieux être avec son chien- qu’avec un étranger. Mais, dira-t-on, voici qu’une Cité faite pour l’empire, en imposant sa loi aux nations vaincues, leur a aussi donné sa langue, de sorte que les interprètes, loin de manquer, sont en grande abondance. Cela est vrai ; mais combien de guerres gigantesques, de carnage et de sang humain a-t-il fallu pour en venir là ? Et encore, ne sommes-nous pas au bout de nos maux. Sans parler des ennemis extérieurs qui n’ont jamais manqué à l’empire romain et qui chaque jour le menacent encore, la vaste étendue de son territoire n’a-t-elle pas produit ces guerres mille fois plus dangereuses, guerres civiles, guerres sociales, fléaux du genre humain, dont la crainte seule est un grand mal ? Que si j’entreprenais de peindre ces horribles calamités avec les couleurs qu’un tel sujet pourrait recevoir, mais que mon insuffisance ne saurait lui donner, quand verrait-on la fin de ce discours ? Mais, dira-t-on, le sage n’entreprendra que des guerres justes. Eh ! n’est-ce pas cette nécessité même de prendre les armes pour la justice qui doit combler le sage d’affliction, si du moins il se souvient qu’il est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste-que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si grands et si cruels tombera d’accord qu’il y a là une étrange misère. Et s’il se rencontre un homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est d’autant plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel que pour avoir perdu tout sentiment humain (Livre XIX, Chapitre 7)
Ce passage du Civitate dei nous montre que la guerre et la torture ne pourraient se justifier que pour des raisons valables. Or, dans le cas de la conquête des Indiens, si l’on suit les théologiens de l’Ecole de Salamanque, à commencer par Las Casas, rien ne justifie de faire la guerre aux Indiens puisqu’ils ne font pas preuve d’injustice. Cette idée de guerre juste, qui est évoquée par Augustin, sera abondamment reprise par Thomas d’Aquin, ce qui nous amène à présenter le cadrage philosophique dans lequel s’inscrivent les débats autour de la conquête de l’Amérique.
Sources :
Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu (en ligne)
Tertullien, Apologétique (en ligne)


Laisser un commentaire