La philosophie politique de Thomas d’Aquin (v. 1225-1274) et l’arrière plan thomiste dans les débats sur les Indiens

La philosophie politique de Thomas d’Aquin (v. 1225-1274) et l’arrière plan thomiste dans les débats sur les Indiens

Note : ce post fait partie d’une série d’articles consacrés aux débats intellectuels relatifs à la conquête des Indes, pour en savoir plus, voir ici.

L’autorité d’Aristote sur les auteurs scolastiques n’est plus à démontrer. A titre d’illustration, comme Averroès, Thomas d’Aquin a quasiment commenté toute l’œuvre d’Aristote (y compris, mystérieusement, le Traité du Ciel ou les Météorologiques). La pensée politique d’Aristote est connue au XVIe siècle, notamment grâce au traité les Politiques, mais il faut en retenir l’idée célèbre selon laquelle « l’homme est un animal politique ». Cette idée sera reprise et discutée par Thomas d’Aquin (1225-1274) sur lequel nous allons nous arrêter.

Thomas d’Aquin est l’auteur d’un nombre considérable de textes consacrés à la religion chrétienne, à sa conciliation avec la philosophie d’Aristote, mais également à des sujets plus politiques et moraux. La philosophie politique de Thomas d’Aquin est surtout présente :

– Dans sa Somme Théologique, aux parties I-IIae, questions 90-97 ; question 100 ; question 105 a1 (du traité sur la loi), ; II-IIer, question 47 et 50 (du traité sur la prudence), II-IIer, questions 57-58 (du traité sur le droit et la justice)
– Dans le livre I de la Somme contre les Gentils, rédigé entre 1258 et 1267, en particulier aux chapitres 1 à 7 consacrés à la vérité de la foi catholique.
– Dans le Commentaire de l’Ethique à Nicomaque et à son Commentaire de la Politique
– Dans le traité De la royauté, rédigé entre 1265 et 1267, donne également un aperçu de la pensée du Docteur Angélique. (Strauss & Crospey, 2021, p. 297).

Comme le précisent Léo Strauss et Joseph Crospey, « la pierre d’angle de la philosophie politique de Thomas est la notion aristotélicienne de nature. Plus que tout autre animal, l’homme est un être social et politique. La société civile lui est naturelle, non comme quelque don de la nature, mais comme quelque chose à quoi il est par nature incliné et qui est nécessaire pour la perfection de sa nature rationnelle » (Strauss & Crospey, 2021, p. 275). L’influence d’Aristote sur Thomas d’Aquin est considérable, rappelons qu’il a cherché à concilier la pensée du Stagirite avec celle de la Bible.

Nous nous arrêterons ici sur les éléments qui ont permis aux philosophes et théologiens de l’Ecole de Salamanque pour argumenter en faveur de la défense et de la protection des Indiens. Il ne s’agit donc pas d’une présentation exhaustive de la pensée politique de Thomas d’Aquin qui pourrait faire l’objet d’une publication à part entière.

« L’arrière-plan thomiste » (Courtine, 1999), qui caractérise la pensée de l’Ecole de Salamanque repose sur les œuvres dont nous venons de parler, auxquelles il faut rajouter les questions sur les « infidèles » (Somme Théologique, Iia IIae, qu. 10, sur les infidèles, et qu.12, sur l’apostasie). Thomas d’Aquin, dans sa philosophie politique, cherche à articuler le droit naturel et le droit des gens.

La pensée politique d’Aristote était connue par le biais des Politiques et de l’Ethique à Nicomaque. Sans rentrer trop dans les détails, évoquons brièvement le Commentaire à la Politique réalisé par Thomas d’Aquin. Dans ce texte inachevé, le Docteur Angélique reprend les principes qui font de l’homme un « animal social » :

« Nous voulons maintenant montrer que cette cité est une communauté naturelle, que l’homme est un animal citoyen et que la société civile l’emporte sur la famille et sur l’individu. La finalité des êtres naturels constitue leur identité. Or la cité est la fin des communautés, dont on a dit auparavant qu’elles étaient naturelles. Elle est donc tout autant naturelle » (Thomas d’Aquin, 2015).

Il précise ensuite :

« L’homme est un animal naturellement citoyen, puisque la cité est composée de personnes humaines, et qu’elle est de ces réalités relevant de l’ordre naturel. Mais, pourrait-on objecter, les œuvres de la nature se retrouvent chez tous les individus, tandis que tous les hommes n’habitent pas des cités » (Thomas d’Aquin, 2015).

Or, dans le cas de la conquête des Indes, les Cités existaient déjà : les défenseurs des Indiens ont donc pu utiliser la pensée d’Aristote et de Thomas d’Aquin à leur avantage. Mais insistons maintenant sur la conception du droit chez cet auteur. Au départ, chez Thomas d’Aquin,

« La loi est une certaine règle et une mesure des actes, selon laquelle on est amené à agir ou retenu d’agir. […] Or la règle et la mesure des actes humains est la raison, premier principe des actes humains. Il appartient en effet à la raison d’ordonner quelque chose à une fin. Or la fin est le premier principe de toute action, selon Aristote. D’où il suit que la loi relève de la raison (Thomas d’Aquin, 1997, p. 130).

Le droit naturel, chez Thomas d’Aquin, se réfère au « juste » et dépend « de la loi éternelle et elle forme la base de la loi humaine » (Imbach & Oliva, 2009, p. 67). Thomas d’Aquin explicite par exemple que « la loi humaine a pour but d’amener les hommes à la vertu » (Thomas d’Aquin, 1997, p. 146). En ce qui concerne le droit des gens, on peut rappeler sommairement qu’il s’agit des us et coutumes non écrites. Pour Thomas, la loi humaine dérive de la loi naturelle, et en fonction du rapport que « l’on a à la loi naturelle, il faut distinguer et situer le droit civil et le droit des gens, qui tous deux constituent le droit positif » (Courtine, 2009, p. 133). Le droit civil, repose sur des lois écrites – le Code civil en est un exemple –. Le droit positif, quant à lui, désigne le droit applicable au moment où l’on parle. Or, dans la pensée de Thomas, le droit des gens vient se ranger sous la rubrique plus générale du droit humain (Id, p. 134), qui n’est pas ici la loi éternelle mais du droit positif, le jus civile.

« Si, en effet, pour saint Thomas, le droit des gens peut en un sens être considéré comme « naturel » c’est dans la mesure où il est propre à l’homme en tant que créature raisonnable et qu’il se présente comme une conclusion suffisamment proche des principes pour que tous les hommes puissent se mettre d’accord à son sujet » (Id, p. 134).

La loi naturelle n’est pas propre à l’homme en tant qu’animal politique, dans la mesure où elle est « éternelle », elle concerne l’ensemble des animaux. Le droit des gens s’inscrit alors comme un intermédiaire entre la loi naturelle et le droit positif au sens strict. Dans la pensée de Thomas d’Aquin, il n’est donc pas question de raisonner en termes de droit international – la question ne se posait pas à son époque – et le droit des gens représente une fonction pensée a priori, comme catégorie intellectuelle. Il s’incarne dans le droit civil.

De manière générale, Thomas d’Aquin subordonnait le pouvoir temporel et spirituel au salut de l’âme mais en ce qui concernait les aspects politiques, il reconnaissait l’autonomie du pouvoir temporel chargé du bien commun de la cité (Barbier, 1966).

Enfin, Thomas d’Aquin théorise la notion de « guerre juste » qui servira aux partisans de la colonisation des Indes : selon le philosophe dominicain, trois conditions doivent être réunies pour qu’une guerre soit juste :

– L’autorité du prince qui est légitime pour mener une guerre

– Une cause juste, « à savoir que ceux qui sont attaqués méritent de l’être à cause de leur faute » (Thomas d’Aquin, 1997, p. 178) : ici, le philosophe s’appuie sur l’autorité de Saint Augustin selon lequel : « On appelle guerres justes celles qui punissent les injustices, par exemple quand on châtie une nation ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens ou de restituer ce qui a été enlevé injustement » (Id, p. 178)

– Une intention droite, « c’est-à-dire l’intention de promouvoir le bien ou d’éviter le mal » (Id, p. 178).

A partir de cette définition, Thomas d’Aquin définit ce qu’est une guerre juste et la définition qu’il propose sera reprise et retravaillée par les auteurs traitant de la question des Indes et les philosophes de l’Ecole de Salamanque (Vitoria, Soto, Buñez, Suárez).

Sources :

Barbier M.  « Introduction », in Vitoria F. de, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Genève, Droz, 1966, pp. 1-64.

Courtine J-F. « Vitoria, Suárez et la naissance du droit naturel moderne » in Renaut A. (dir.), Histoire de la philosophie 2. La naissance de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 127-181.

Imbach R. & Oliva A., La philosophie de Thomas d’Aquin, Repères, Vrin, 2009

Strauss L. & Cropsey J., Histoire de la philosophie politique [1963], Paris, PUF, 2021

Thomas d’Aquin, Petite somme politique, Paris, Téqui, 1997

Thomas d’Aquin, Commentaire à la Politique d’Aristote, 2015, (en ligne)

2 réponses à « La philosophie politique de Thomas d’Aquin (v. 1225-1274) et l’arrière plan thomiste dans les débats sur les Indiens »

  1. […] controverse sur laquelle nous reviendrons. Durant ces années, il dispense des cours sur la Somme théologique de Thomas d’Aquin (Prima Pars et Prima Secundae), des parties portant sur la ph…En 1526, il devient professeur à l’Université de Salamanque et le restera pendant trente ans. […]

    J’aime

  2. […] en s’appuyant sur l’autorité de Thomas d’Aquin et d’Aristote, Vitoria affirme que l’empereur (Charles Quint en l’occurrence) n’est pas le maître du monde […]

    J’aime

Laisser un commentaire