Les désordres intérieurs à Rome : la crise agraire et l’arrivée des Gracques au pouvoir (133-121)

La fin de la guerre contre Carthage a permis l’expansion de Rome mais elle s’est aussi traduite par une crise agraire importante dont les raisons sont multiples. D’abord, les différentes guerres se sont traduites par un dépeuplement important des campagnes. Ensuite, les différents propriétaires s’accaparaient des terres malgré les lois en vigueur, ce qui a causé une crise politique majeure. Précisons ce point :

Pour répondre aux besoins de la guerre contre Carthage, Rome était devenu le premier centre de production et de commerce italien. Le soldat-citoyen, lorsqu’il était en guerre, négligeait ses terres, ce qui a provoqué la ruine des petits paysans. En parallèle, l’annexion progressive des terres par la classe la plus élevée se faisait au détriment des petits paysans. Ce système a appauvri la plèbe romaine durant le IIe siècle qui s’est dirigé vers les grandes villes, notamment Rome. Cela aurait pu mettre en danger la société romaine car c’est la petite paysannerie qui jouait un rôle central dans l’armée romaine. Or, en rentrant dans la catégorie des prolétaires, ils ne pouvaient plus servir dans l’armée. Après la destruction de Carthage, un vent de révolte a commencé à souffler et a mis sur le devant de la scène deux frères : les Gracchi, dit les Gracques.

Tiberius et Gaius Sempronius Gracchus étaient membres de la noblesse plébéienne. Ils étaient également, par leur mère, les petits-fils de Scipion l’Africain. Tout commence donc avec Tiberius Gracchus : son père avait été consul et s’était distingué lors des guerres en Espagne. Tiberius Gracchus ont reçu une éducation solide, marquée par l’hellénisme et le stoïcisme. Selon Plutarque, Tiberius Gracchus dénonçait l’inégalité des citoyens romains face à la dotation en terres :

Même les bêtes sauvages qui vivent en Italie ont chacune une tanière, un gîte, un refuge, tandis que ceux qui combattent et meurent pour l’Italie n’ont que l’air et la lumière, et rien d’autre ; sans maison, sans résidence, ils errent avec leurs enfants et leurs femmes. Et les généraux en chef mentent aux soldats quand ils les engagent dans les batailles à repousser les ennemis pour défendre tombeaux et sanctuaires, car aucun, parmi tant de Romains, n’a d’autel familial, ni de lieu de culte des ancêtres ; ils font la guerre et périssent uniquement pour le luxe et l’opulence d’autrui ; ces maîtres du monde, comme on les appelle, n’ont même pas une motte de terre à eux (Plutarque, Vie de Tiberius Gracchus, 9, 5-6, cité par Hinard, 2000, p. 543)

En 134, lors de son arrivée au tribunat, Tiberius déposa une loi ancienne : « personne n’avait le droit de posséder plus de cinq cents iugera d’ager publicus ; on accorderait des titres garantis pour cette superficie, mais le reste devrait être restitué » (Id, p.544). Autrement dit, il s’agissait d’établir une forme d’égalité dans la dotation en terre. Mais ces lois étaient critiquées par une partie du Sénat et malgré son adoption, les ressentiments entre le Sénat et Tiberius sont importants. Le Sénat attend la fin de son tribunat (le 10 décembre 133) pour l’attaquer sur différents motifs : n’étant plus protégé par la sacro-sanitas du tribun, une sorte d’immunité, il tombait sous le coup de la loi. Tiberius devrait alors affronter des procès pour un certain nombre de motifs servant de prétexte, pour le Sénat, à se venger des réformes mises en place. Tiberius annonce alors se présenter à un second tribunat pour l’année suivante, ce qui constituait une nouveauté parce que chaque tribun n’était élu que pour un an. C’était surtout une manière pour Tiberius d’échapper aux procès. Mais ce dernier est accusé d’adfectio regni (rétablissement de la royauté) et est tué lors d’une émeute.

Sur le chemin, les sénateurs s’armèrent aussi de tout ce qu’ils pouvaient trouver et firent irruption dans la foule qui s’écarta devant des personnages aussi importants que le Grand Pontife et d’anciens consuls. Ils atteignirent la tribune en frappant tout ce qui ne s’écartait pas assez vite et attaquèrent le cercle rapproché des amis de Tiberius dont ils assommèrent un bon nombre. Tiberius lui-même tenta de s’enfuir ; il fut retenu par sa toge, celle-ci se détacha et c’est en tunique qu’il se mit à courir. Mais il glissa et tomba sur le corps d’hommes qui avaient été tués. Il n’eut pas le temps de se relever : l’un de ses collègues tribuns, Publius Satureius, lui fendit le crâne avec le pied d’un banc. Un certain Lucius Rufus lui asséna un second coup pour être certain du résultat. La panique avait gagné la foule qui laissa sur la place plus de trois cents morts. La sépulture fut refusée à tous ces citoyens dont le cadavre fut traîné au croc our être jeté dans les eaux du Tibre (Id, p. 552).

Dans les années qui suivent, le meurtre d’un tribun de la plèbe en exercice a ébranlé toute la société romaine, de même que le refus d’une sépulture et d’honneurs funèbres alors que sa famille le réclamait. Les deux années suivantes, les consuls furent chargés d’enquêter sur les « complices » de Tiberius Gracchus mais sa loi fut appliquée en partie. Durant les années 130-120, Rome continue de s’embellir et de se doter d’équipements collectifs : un nouvel aqueduc amenant de l’eau tiède est créé par exemple. Mais surtout, Scipion Emilien – le vainqueur de Carthage et de Numance – revient en héros à Rome puisqu’il valide le meurtre de Tiberius Gracchus. Mais il meurt en 129 sans être parvenu à revenir au Sénat. Sa disparition permet à un autre personnage de monter progressivement dans la plèbe : il s’agit de Caius Gracchus, le frère de Tiberius, qui devient tribun de la plèbe en 124.

Il s’attache à remettre au goût du jour la loi agraire de son frère, mais surtout, de l’élargir à l’Italie du Sud et aux territoires d’outre-mer. Il établit également un système juridique reposant sur l’interdiction à tout magistrat déchu par le peuple de détenir à nouveau une magistrature et de réactiver le droit d’appel au peuple pour tout citoyen menacé par une sentence de mort. Il établit également de nouvelles routes. Mais surtout, il « introduisit dans la cité une division relative à l’organisation institutionnelle » :

Il est resté, dans la mémoire collective des Romains, comme celui qui organisa une relation de concurrence, sinon de conflit, entre les deux ordres supérieurs de l’Etat, l’ordre sénatorial et l’ordre équestre (Id, p. 563).

L’ordre équestre était une forme de noblesse dans laquelle les censeurs établissaient, à chaque lustre, 2500 citoyens à qui on attribuait un cheval public en fonction de la fortune foncière, de leur famille, de leur vertu publique. Il s’agit de ceux qui avaient en réalité le droit de servir dans les unités d’élite de la légion et d’en être les officiers. Par ses mesures, Caius Gracchus distingue bien les deux « ordres » et tend à favoriser l’ordre équestre. Il leur donne, par une loi, le pouvoir judiciaire sur les magistrats soupçonnés de malversations par exemple. Par ces différentes mesures, Caius Gracchus affaiblit ses ennemis et il parvient à être élu de nouveau tribun de la plèbe en 122 pour l’année 121, ce que son propre frère n’avait pas réussi à faire.

Lors de son second tribunat, Caius Gracchus doit faire face à un autre tribun, Marcus Liuius Drusus, qui s’acharna a discréditer son collègue et tout ce qu’il avait pu faire lors du premier tribunat en mettant en place des mesures démagogiques sans aucun effet. A Carthage, par exemple, Caius Gracchus était chargé d’établir une colonie mais sans y parvenir. En effet, selon Plutarque :

En Libye, où Caius relevait Carthage, qu’il avait appelé Juniona, c’est-à-dire ville d’Héra, on raconte que les dieux lui suscitèrent de nombreux obstacles : la première enseigne fut enlevée par le vent, malgré la vigoureuse résistance de celui qui la portait, et finalement brisée ; un ouragan dispersa les entrailles des victimes posées sur l’autel et les entraîna au-delà des bornes de l’enceinte tracée pour la nouvelle ville ; enfin ces bornes elles-mêmes furent arrachées par des loups qui survinrent et les emportèrent au loin (Plutarque, Vie de Caius Gracchus, 11, 1-2).

Le tribun Marcus Minucius Rufus fut chargé par le Sénat d’adopter une loi abrogeant celle de Gaius Gracchus sur les colonies à Carthage. Au final, l’un des partisans de Caius Gracchus tue quelqu’un participant à un sacrifice pour les dieux et c’est le début de la fin pour Caius Gracchus : essayant de négocier avec le Sénat, ce dernier lui répond qu’il n’y a aucune négociation possible. Il est à son tour accusé d’adfection regni. La ville est vidée des partisans du tribuns et il y eut en tout 3000 victimes. Caius Gracchus prend la fuite et demande à son esclave de le tuer, ce que ce dernier fait avant de se suicider. Les corps de toutes les victimes furent jetées dans le Tibre et « pour célébrer la paix retrouvée, Lucius Opimius (consul en 121) fit restaurer le temple de la Concorde auprès du Capitole.

Cet épisode de la vie politique romaine montre la césure entre l’oligarchie républicaine, qui cherchait à garder ses privilèges, et d’autres membres qui souhaitaient rétablir l’équilibre politique et social de la République ou bien s’emparer du pouvoir. Devant le changement radical proposé par les Gracques, le Sénat réagit violemment en faisant assassiner ses adversaires. Cela créa un précédent dangereux et Rome entra dans un régime de violence légale où celle-ci pouvait résoudre n’importe quels conflits. La fin des Gracques marque donc le début d’une période de guerre civile qui va durer une centaine d’années.

Sources :

Hinard F., « La grande crise » in Histoire Romaine tome I, Paris, Fayard, 2000, pp. 531-567
Moreau T. et Vaughan G. 100 fiches d’histoire romaine, Paris, Bréal, 2013

2 réponses à « Les désordres intérieurs à Rome : la crise agraire et l’arrivée des Gracques au pouvoir (133-121) »

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