L’intellect selon Aristote et son interprétation par Alexandre d’Aphrodise

Dans le Traité de l’âme, Aristote se pose une question a priori simple : qu’est-ce qui anime les êtres vivants ? La réponse tient en un mot : l’âme (anima en latin). Selon Aristote, en effet, tout ce qui est vivant a une âme. Il distingue trois facultés à l’âme : d’abord, elle est nutritive, c’est-à-dire qu’elle peut assimiler des substances données. C’est le cas des plantes notamment. Aussi étonnant que cela puisse paraître, les plantes ont donc une âme comme nous. S’il y a faculté nutritive, il y a aussi faculté de reproduction. Les plantes, comme les animaux humains et non-humains (excusez l’anachronisme) sont en mesure de se reproduire. D’ailleurs, Aristote aurait rédigé un traité sur les plantes mais qui est perdu.

En plus de la faculté nutritive et reproductrice, nous dit Aristote dans le Traité de l’âme, les êtres vivants (les animaux en l’occurrence) ont une capacité sensitive. Ils peuvent voir, sentir, se mouvoir… Pour preuve, Aristote s’est beaucoup intéressé à la zoologie comme je l’ai montré sur un autre article. L’âme a donc une faculté sensitive, ce qui se caractérise par nos cinq sens. Mais la faculté sensitive est plus subtile que la faculté nutritive. Selon Aristote, il y a les sensibles propres et les sensibles communs : les sensibles propres sont ceux qui renvoient à un sens donné. Le son renvoie à l’ouïe par exemple. Les sensibles communs en revanche, ne nécessitent pas d’être en contact direct avec l’objet que l’on voit : si on voit du sable en pleine chaleur, on « sait » qu’il sera brûlant sans le toucher. Et c’est là que les choses se complexifient puisqu’elles font appel à l’imagination. On peut avoir un objet réellement existant face à nous, tout comme on peut faire appel à notre esprit pour le concevoir – des images -, d’où le terme d’imagination.

Mais la troisième caractéristique de l’âme, propre à l’humain cette fois, est celle de l’intellectif ou « l’intellect ». Ce passage est présent dans les chapitres 4 à 7 du livre III du De anima [429a 5-15] :

« Quant à la partie de l’âme qui lui permet de connaître et de penser, qu’elle soit séparable ou encore qu’à défaut de l’être en grandeur, elle le soit en raison, il faut examiner quel est son trait distinctif et comment l’intelligence peut bien arriver à opérer« 

On ne peut penser sans images (qu’Aristote appelle la phantasia), qui s’appuie sur la perception sensible. L’intellect doit pouvoir recevoir ces images comme lorsque nous fermons les yeux en imaginant une situation nous arrivant. L’intellect, nous dit Aristote, est le lieu des formes (c’est-à-dire l’aspect des choses). Notre intellect reçoit les formes sans matière (c’est-à-dire le support physique sur lequel on s’appuie) et peut les actualiser en permanence. Ainsi, si le sensible n’est propre qu’à notre corps, notre intellect relève de notre âme – de ce qui nous anime – et ne nécessite pas de corps. Aristote distingue donc une intelligence qui produit toutes choses, qui est séparée du corps, et qui « surpasse la matière ». Mais il existe aussi une intelligence qui se distingue entre le fait qu’elle devienne « toutes choses » et une intelligence qui « produit toutes choses » [430a 15-25].

C’est ainsi qu’il y a, d’un côté, l’intelligence caractérisée par le fait qu’elle devient [15] toutes choses, et, de l’autre, celle qui se caractérise par le fait qu’elle produit toutes choses, comme une sorte d’état comparable à la lumière. Car, d’une certaine façon, la lumière aussi fait que les couleurs potentielles soient des couleurs effectives. Et cette intelligence est séparée, sans mélange et impassible, puisqu’elle est substantiellement activité. Toujours, en effet, ce qui produit surpasse en dignité ce qui subit et le principe surpasse la matière. La science en exercice, [20] d’autre part, s’identifie à ce dont elle traite ; et, si la science potentielle a une priorité chronologique chez l’individu, globalement, par contre, elle n’a aucune priorité, même chronologique. Or il est exclu que l’intelligence tantôt opère, tantôt non. Une fois séparée d’ailleurs, elle se réduit à son essence, et il n’y a que cela d’immortel et d’éternel. Nous avons, d’autre part, des défauts de mémoire parce que, si cette essence est impassible, l’intelligence propre à subir les impressions [25] est, elle, corruptible et que, sans elle, on ne pense rien.

Les passages surlignés en gras sont ceux qui feront couler beaucoup d’encre chez les commentateurs d’Aristote, mais, en résumé :

– L’intelligence peut être passive (elle devient toutes choses)
– L’intelligence peut être active (elle produit toutes choses)
– L’intelligence est séparée du corps, elle se réduit à son essence et est immortelle. Or, le terme clé ici est intelligence et non intellect : comme le précise Alain de Libera : « On serait bien en peine de citer un texte quelconque d’Aristote qui propose une véritable « théorie de l’intellect » (2004, p. 604).

Une relecture d’Aristote erronée ? Le De intellectu d’Alexandre d’Aphrodise

Nous allons nous intéresser à la relecture qu’en a fait l’un de ses commentateurs, Alexandre d’Aphrodise. [Remarque, nous avons déjà croisé cet auteur dans un autre article consacré à la définition de la sagesse chez Aristote]. Alors que Aristote distingue deux types d’intellects comme on l’a vu, Alexandre en distingue trois sortes :

– L’intellect matériel (noûs hulikos en grec ancien)
– L’intellect selon l’habitus (nous kath’hexin)
– L’intellect poïétique (nous poiêtikos)

Il n’y a donc quasiment aucun rapport avec ce que l’on a pu voir mais cette distinction s’est imposée chez les commentateurs médiévaux, en particulier chez Averroès (Ibn Rushd) dans le Grand Commentaire du Traité de l’âme (que l’on peut trouver en livre de poche chez GF sous le titre L’intelligence et la pensée [et qui, au passage, est très difficile à lire].

Alain de Libera, auteur sur lequel nous nous appuyons ici, montre qu’Aristote ne parle absolument pas d’intellect selon l’habitus, mais en plus, la distinction entre « intellect agent » et « intellect hylique/intellect possible » n’est pas aussi nette chez Aristote. Or, ces aspects vont avoir de lourdes conséquences sur l’histoire de la philosophie comme nous avons déjà pu l’apercevoir avec la scolastique.

Donc : résumons : la distinction entre les trois sortes d’intellect présentée par Alexandre d’Aphrodise n’est pas rigoureusement correspondante à celle proposée par Aristote qui, au reste, ne s’intéresse pas réellement à l’intellect mais plutôt à l’imagination qui est propre à l’homme.

L’intellect en habitus est une notion propre à Alexandre d’Aphrodise et n’apparaît pas chez Aristote. Ici; l’habitus désigne « le pouvoir d’accomplir à volonté son action propre – l’intellection – (De Libera, 2004, p. 604).

L’intellect patient ou passif apparaît brièvement chez Aristote (cf. le passage sur le passage cité sur l’absence de souvenirs ci-dessus) mais constitue un apport important de la relecture d’Alexandre d’Aphrodise. Alain de Libera nous explique d’ailleurs que dans la transmission des textes d’Aristote du monde arabe au monde latin, des extraits de textes d’Alexandre d’Aphrodise ont été mélangés, ce qui a rajouté de la confusion au texte original d’Aristote.

Sources :

Aristote, De l’âme, in Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2022

Libera A. de, « L’intellect » in Cassin B. (dir.) Le Vocabulaire européen des philosophes, Barbara Cassin (dir.), Paris, Le Seuil/Le Robert, 2004,

Laisser un commentaire