Les cours d’Emile Durkheim sur la « sociologie criminelle » (1892)

En 1892, Emile Durkheim (1858-1917), l’un des pères fondateurs de la sociologie, n’est pas encore célèbre. Il prépare sa thèse de doctorat en philosophie sur les liens entre division du travail et solidarité. Ce texte, bien connu des étudiants en sociologie, constitue le livre intitulé De la division du travail social publié en 1893. Alors qu’il enseigne à la faculté des lettres de Bordeaux, il est amené à donner un cours sur le crime. Il n’était pas encore titularisé et Marcel Mauss, son neveu (connu pour l’Essai sur le don ou les Techniques du corps), est l’un de ses étudiants. Il prend scrupuleusement les notes de son oncle et son cahier tombe dans l’oubli pendant plus d’un siècle. Durkheim s’est, entre temps, fait connaître pour ses différents livres : De la division du travail social (1893), Les règles de la méthode sociologique (1895), Le Suicide (1897) et Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Ce n’est qu’en juin 2018 que Matthieu Béra, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux et spécialiste de l’œuvre de Durkheim, trouve ce cahier dans l’une des bibliothèques privées des descendants du sociologue. Il procède à un travail minutieux de relecture pour proposer ce texte au grand public. Durant treize leçons d’une heure, Durkheim s’interroge sur le crime, participant ainsi à la naissance de la sociologie de la délinquance.

Sans présenter le détail des différentes leçons, je vais proposer un résumé synthétique du livre en espérant que la curiosité vous donnera envie de lire ce texte.

L’ouvrage est composé de deux parties distinctes : le cours de Durkheim en tant que tel et le dossier scientifique proposé par M. Béra.

Le cours de Durkheim, à l’image d’un cours universitaire classique, se compose de treize séances qui avaient lieu tous les samedis. Le cours est organisé en quatre parties distinctes qui constituent un cours de sociologie criminelle. Pour commencer, Durkheim explique qu’un crime se définit par rapport à sa peine. La peine est la « réaction institutionnelle contre certains actes ». Durkheim ne s’intéresse pas aux criminels, contrairement aux criminologues (Lombroso par exemple) qui cherchaient à définir le crime par les criminels. Ensuite, Durkheim positionne la sociologie criminelle par rapport aux travaux de la criminologie du XIXe siècle en commençant par citer le Traité des délits et des peines paru en 1765. Ce livre constitue le point de départ de la criminologie.

Dans une première partie, Durkheim cherche à définir le crime. Pour lui, le crime désigne « tout acte criminel qui offense les états forts et définis de la conscience collective » (p. 31). La « conscience collective », qui est un terme clé de la pensée de Durkheim, est définie comme étant « l’ensemble des sentiments communs aux individus de la communauté ». Aujourd’hui, on parlerait plutôt parler d’opinion publique. Il montre ensuite que le crime est quelque chose de « normal » dans une société. Il ne s’agit pas de porter un jugement moral sur ce qui est normal mais de montrer qu’en heurtant la conscience collective, le crime active une forme de solidarité sociale. Le crime est donc ce qui menace l’unité sociale. Les crimes observent également une régularité statistique, ce qui en fait des phénomènes « normaux ». Ces différents aspects sont connus de ceux qui ont étudié les théories de Durkheim mais elles sont originales dans le sens où certains passages du cours seront repris quasiment tels quels dans Les règles de la méthode sociologique parues en 1895. De fait, si le crime est un phénomène normal, la punition est également un phénomène normal. Durkheim insiste bien sur le fait que les crimes doivent être punis.

Dans une deuxième partie, Durkheim adopte une approche historique sur le crime. Il commence par distinguer les sociétés « inférieures » des sociétés « supérieures » (nous sommes au XIXe siècle, certains termes sentent l’évolutionnisme…) et il montre que dans les sociétés « inférieures », les crimes contre les « objets collectifs » (les objets religieux) sont sévèrement punis tandis que dans les « sociétés supérieures », ce sont davantage les attaques sur les individus qui sont réprimées. Il montre en fait qu’il y a une évolution historique qui traduit le glissement des sanctions, au fur et à mesure de l’évolution des sociétés et qui se traduit par un processus de recul du fait religieux.

La troisième partie consiste en une explication des facteurs non sociaux du crime. Il s’agit de présenter les différentes catégories de criminels tels qu’ils ont été développés par l’anthropologie du XIXe siècle, en insistant sur la classification des criminels, leurs critères physiques, leurs caractères psychologiques (leur hérédité notamment, thèse que Durkheim juge erronée à la lumière de statistiques) ou encore les facteurs cosmiques (le climat, la géographie ou encore les événements saisonniers tels que le carnaval…). Les anthropologues pensaient par exemple que la forme du crâne avait, par exemple, une importance dans les prédispositions au crime, comme le montre Paul Topinard, cité par Durkheim. Pour en savoir plus, cf. l’article consacré à l’anthropologisme ici.

Bien que nous sachions aujourd’hui que ces théories sont fausses, cela n’empêche pas Durkheim de les citer pour montrer en quoi son apport va au-delà du seul facteur « biologique ». C’est ainsi que la quatrième partie, Durkheim propose une typologie des crimes.

Cette quatrième partie est la plus intéressante du livre car elle montre comment le sociologue va étudier, sous un angle collectif, un phénomène a priori individuel. Il propose une étude des « facteurs sociaux » du crime à partir de causes données. D’abord, Durkheim oppose l’altruisme et l’égoïsme. L’altruisme correspond, dans ses travaux ultérieurs (Le Suicide, 1897), à un excès d’intégration dans la société. Les homicides relèvent de ce qu’il appelle les crimes altruistes. La cause sociale est la famille ou la « vendetta corse » (qualifiée telle quelle par l’auteur). On les retrouve dans des milieux variés comme la religion, la famille, la politique ou la guerre.

Ensuite, il va définir les crimes alcooliques. Il s’agit surtout des coups, des blessures ou des injures. Il s’agit de crimes contre les personnes et on les retrouve dans les cabarets. Les crimes ataxiques sont des crimes contre les choses ou les propriétés : ils sont le fait de personnes sans attaches (nomades, vagabonds, mendiants), et se traduisent par du vagabondage, qui était autrefois illégal, ou par des vols. Pour remédier à ce problème, Durkheim préconise une intégration à la société de ces différents « criminels ». Enfin, les crimes anomiques constituent le quatrième type de crimes. Il s’agit de crimes en lien avec une activité économique importante et qui se traduisent par des escroqueries, des banqueroutes ou bien de l’abus de confiance. Aujourd’hui, nous parlerions de délinquance en col blanc.

Enfin, un dernier type de crime est évoqué par Durkheim mais ne rentre pas dans sa typologie : il s’agit des crimes sexuels (viols sur mineurs notamment). Pour l’auteur, il n’y a aucune condition sociale derrière ces crimes qui relèvent des « crimes ataviques » (de facteurs psychiatriques nous dirions aujourd’hui).

Le cours s’arrête là-dessus et on peut regretter que les crimes sexuels ne soient pas davantage développés. L’on connaît maintenant l’importance sociale qu’il y a derrière ce type de crimes… Mais dans le dossier scientifique, M. Béra remet en perspective l’intégralité du cours avec la sociologie contemporaine, avec l’actualité, et avec la trajectoire intellectuelle de Durkheim. Ce cours contient quelques embryons des développements théoriques ultérieurs de Durkheim : l’importance de la conscience collective et de la solidarité est développée dans sa thèse ; la méthode de travail est celle des Règles de la méthode sociologique, la constitution de la typologie repose grosso-modo sur des variables très proches de celles du Suicide et le rôle de la religion dans le crime constitue un « préquelle » aux Formes élémentaires de la vie religieuse. Lire un cours comme celui-là, même s’il est discutable sur de nombreux points, est très intéressant du point de vue de l’histoire de la sociologie. Nous voyons comment Durkheim « parlait », puisque les notes de Mauss sont fidèles à un langage oral, mais nous voyons aussi comment il tâtonnait dans la construction de ses travaux. Le terme d’ataxie ne sera par exemple jamais repris alors que les crimes ataxiques désignent une catégorie pertinente.

De manière générale, ce livre est plutôt facile d’accès grâce aux nombreuses notes de fin et au dossier scientifique, mais s’il vous intéresse et que vous ne connaissez pas Durkheim, il est plus prudent de commencer par le dossier scientifique (en deuxième partie du livre). Celui-ci présente vraiment les spécificités de la sociologie durkheimienne et ses liens avec la sociologie actuelle.

Source :

E. Durkheim, Leçons de sociologie criminelle, Paris, 2022

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