
Commençons ce propos par une citation de Jean Brun, qui a consacré un ouvrage monumental à la philosophie grecque. Mais dans ce post, nous nous concentrons non sur l’ensemble des philosophes « présocratiques », mais sur les « Sept Sages » :
La plupart des Présocratiques sont originaires d’Asie Mineure et beaucoup d’historiens ont pensé qu’ils avaient dû subir une influence considérable de la part des religions ou des philosophies orientales. Que peut-on en penser ?
Très peu de documents nous permettent de retracer la préhistoire de l’Asie Mineure. Nous savons que les Achéens, venus d’Asie vers le IIe millénaire avant notre ère, allèrent peupler la péninsule hellénique. Vers 1180, chassés par les Doriens, ils fuient en Asie Mineure avec les Ioniens et les Eoliens et fondent des cités grecques (…) On a pensé que ces influences pouvaient s’enraciner dans une époque très ancienne, celle durant laquelle la Grèce reçut d’Asie les Achéens d’où la langue et la mythologie grecque aurait tiré leur substance. En outre, des relations des colons grecs d’Asie Mineure avec l’Orient et avec les Egyptiens seraient nés l’écriture, le calcul et l’astronomie. Disons tout de suite que beaucoup de légendes et d’interprétations échevelées ont eu cours dans ce domaine (Brun, 2024).
Pour autant, ces récits sont, selon Jean Brun, un peu rapides même si Thalès aurait emprunté ses idées aux prêtres égyptiens. De même, selon Isocrate (orateur grec), Pythagore aurait voyagé en Egypte et en a tiré un certain nombre d’enseignements – Pythagore ne compte pas parmi les Sept Sages – nous n’en parlerons pas dans ce post.
Héraclite, également auteur présocratique dont nous ne parlerons pas ici, aurait été inspiré des Egyptiens, des Perses et plus particulièrement de Zoroastre. Dans tous les cas, les « Sept Sages » se situent au carrefour de plusieurs pensées et d’inspirations diverses. Même si l’on ne dispose plus des sources réelles de leurs écrits, nous en avons des traces de la part des auteurs postérieurs. Mais qui donc étaient les Sept Sages ?
Diogène Laërce, dans la Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, introduit son livre par les « Sept Sages ». Il en identifie en réalité onze :
– Thalès (624-548 avant J-C)
– Solon (v. 640-548)
– Chilon (v. 600-520)
– Pittacos (v. 640-570)
– Bias -(VIe siècle)
– Cléobule (? – 530)
– Périandre (665-585)
– Anacharsis (VIe siècle)
-Myson (v. 700 av. J-C)
– Epiménide (VIIe – VIe siècle av. J-C)
– Phérécide (580-499 av. J-C).
La tradition (Brun, 2024), en garde sept, surlignés en gras dans cette liste, mais le premier retenu par la tradition est Thalès de Milet.
Thalès de Milet est principalement connu pour le théorème qui porte son nom mais ses travaux portent à la fois sur l’astronomie, les mathématiques et la physique. La légende, rapportée par Platon dans le Théétète de Platon (174a) rapporte que Thalès observait les cieux et absorbé par la contemplation des astres, il tomba dans un puits, ce qui lui valut les railleries d’une servante qui estimait ridicule de regarder ce qu’il y avait au-dessus de soi et ne pas faire attention à ce qu’il y avait sous ses pieds.
[On dit que] Thalès, occupé à mesuré le cours des astres et regardant en l’air, était tombé dans un puits, une servante thrace fit cette plaisanterie, parfaitement dans la note et bien tournée : que dans son ardeur à savoir ce qu’il y a dans le ciel, il ignorait ce qu’il y avait devant lui, même à ses pieds. Et la même plaisanterie continue d’être bonne pour tous ceux qui passent leur vie dans la quête du savoir. Car, en réalité, un tel homme, celui qui lui est proche, son voisin même, il ignore non seulement qu’il agit, mais même, à peu de chose près, si c’est un homme ou un autre bétail ; mais ce que peut bien être un homme, ce qu’à une telle nature, à la différence des autres, il convient de faire ou de subir, voilà ce qu’il cherche et ce qu’il se soucie d’explorer en détail. (Théétète, 174a-b)
Pour Aristote, dans la Politique (I, 11, 1259 a10), il était le modèle de celui qui pouvaient devenir riche grâce à la science : .
Comme, voyant sa pauvreté, les gens lui faisaient reproche de l’inutilité de la philosophie, on dit que grâce à l’astronomie il prévit une récolte abondante d’olives. Alors qu’on était encore en hiver, il parvint, avec le peu de biens qu’il avait, à verser des arrhes pour prendre à ferme tous les pressoirs à huile de Milet et de Chios, ce qui lui coûta peu puisque personne ne surenchérit. Puis vint le moment favorable : comme on cherchait beaucoup de pressoirs en même temps et sans délai, il les sous-loua aux conditions qu’il voulut. En amassant ainsi une grande fortune, il montra qu’il est facile aux philosophes de s’enrichir dès qu’ils le veulent, mais que ce n’est pas de cela qu’ils se soucient. C’est ainsi, dit-on, que Thalès montra sa science.
Enfin, selon Hérodote, il conseillait aux cités ioniennes de s’unifier pour résister à la puissance perse. Diogène Laërce, quant à lui, prétend qu’il dissuada les Milésiens de s’allier au roi de Lydie car ils seraient tout de même battus par les Perses. Quoiqu’il en soit, le « premier sage » est un modèle de connaissance pratique et théorique : il est celui qui agit à la fois pour la science et pour la politique de sa cité.
Pour Solon, je m’appuie ici sur le livre de Diogène Laërce puisqu’il n’est pas abordé par Jean Brun. Solon est surtout connu comme législateur athénien. Il avait des responsabilités importantes qui lui ont permis de réformer la cité (en 592) et ce que l’on connaît de lui repose sur quelques vers sur la tyrannie :
Des rafales de neige et de grêle sortent des nuages ;
Dans le ciel clair, le tonnerre gronde,
Souvent les villes périssent par le fait d’hommes puissants,
Et le peuple, par ignorance, devient l’esclave d’un tyran (Diogène Laërce, Vie de Solon).
Ce qui fait de Solon l’un des Sept Sages, au contraire de Thalès, est son action dans la Cité et sa recherche d’un Etat démocratique, comme il le précise dans une lettre à Crésus (p. 69) :
Je vois avec plaisirs vos bons sentiments d’amitié pour moi, et, j’en jure par Athéna, si ce n’était pas une nécessité morale dans un Etat démocratique, j’aurais préféré vivre dans votre royaume, près de vous, et non à Athènes, sous la tyrannie violente de Pisistrate. Mais la vie m’est plus agréable dans ce pays où je me suis réfugié, et où les hommes sont égaux en droits. J’irai toutefois vous rendre visite, pour jouir de votre hospitalité. (Diogène Laërce, tome I)
L’une des formules les plus célèbres de Solon est « Rien de trop« , ce qui en fait l’un des cœurs de la sagesse grecque et que l’on retrouvera chez Chilon. Pour en savoir plus, cf. ici. Dans tous les cas, Aristote retiendra cet enseignement dans ses traités d’Ethiques à propos de la médiété dans les passions.
De la vie de Chilon, nous ne savons pas grand chose si ce n’est qu’il était contemporain d’Hippocrate. Mais s’il est cité ici, en dehors du rôle qu’il a eu dans la vie politique de son pays, c’est pour l’une de ses maximes les plus célèbres : « Qui pour quelqu’un se porte garant, se prépare des ennuis« , ce qui en fait une forme de préfigure des auteurs sceptiques.
Pittacos, comme les autres, « Sages », était très investi dans la politique de son temps mais il refusait l’aide de Crésus. Selon Diogène Laërce, ses quelques sentences étaient les suivantes :
– Il est difficile d’être véritablement vertueux (Livre I, p. 74)
– C’est l’exercice du pouvoir qui montre la valeur d’un homme (Id, p. 74)
– « Quelle est la chose la meilleure ?/Bien faire ce que l’on fait » (Id., p. 74)
– « Quelle est la chose la plus puissantes ?/Des coups de bâtons gradués » (Id., p. 74).
– « Qu’est-ce qui est agréable ?/Le temps
– Qu’est-ce qui est invisible ?/L’avenir
– Qu’est-ce qui est sûr ?/La terre
– Qu’est-ce qui est peu sûr ?/La mer
Selon Diogène Laërce toujours :
Il disait que les hommes intelligents, avant que les malheurs ne les atteignent, prévoient les moyens de les détourner, et que les hommes courageux les supportent une fois qu’ils sont arrivés (Id., p. 74).
Il disait également, « Ce que vous voulez faire, ne le dites pas d’avance, car si vous échouez, on rira de vous. Ne reprochez à personne un échec, par crainte de la colère des dieux. Qui a reçu un dépôt doit le rendre. Ne dites pas de mal d’un ami, n’en dites même pas d’un ennemi. Exercez-vous à la piété. Aimez la sagesse. Soyez franc, fidèle, expérimenté, soigneux. » (Id., p. 74).
Il est aussi l’auteur de la phrase : « Saisis l’occasion ! ». Sa sagesse est donc une forme de sagesse pratique comme le dirait Aristote, qui vise à la vertu morale.
Bias de Priène est considéré comme le plus grand des Sept Sages par Satyros (431-387 av. J-C). Dans ses écrits, il cherchait la meilleure manière d’être heureux mais c’était aussi un orateur passionné. Selon Diogène Laërce, son précepte le plus célèbre est :
« Exercez-vous à plaire à tous vos concitoyens, car c’est un grand sujet de joie ; l’orgueil au contraire, n’apporte que des ennuis. Être robuste, cela nous vient naturellement : être capable de dire des paroles utiles à sa patrie, c’est au contre le propre de l’esprit de de la raison. La richesse vient la plupart du temps du hasard. C’est un malheur de ne pouvoir supporter le malheur ; et c’est un mal de l’esprit de désirer l’impossible et d’oublier les maux d’autrui » (Id, p. 78).
Mais, selon Démétrios de Phalère, un orateur et homme d’Etat athénien (360-282 av. J-C), dans ses Apophtegmes des sept sages, les positions de Bias étaient légèrement différentes :
– La plupart des hommes sont malhonnêtes.
– Il faut te regarder dans un miroir : si tu te trouves beau, agis honnêtement ; si tu te trouves laid, corrige par l’honnêteté de ta conduite l’imperfection de la nature
(…)
– Déteste la précipitation et le bavardage, tu éviteras ainsi des fautes, car on ne tarde pas à regretter ces défauts.
– Aime la prudence (cité dans Les penseurs grecs avant Socrate, p. 27-28).
Cléobule, comme Thalès, selon Diogène Laërce, aurait étudié la philosophie en Egypte. Ses maximes les plus célèbres sont les suivantes :
« L’ignorance est le lot commun des hommes, avec l’abondance de paroles, mais le temps y pourvoira. Ayez des pensées nobles, ne soyez ni vain ni ingrat. Il faut marier les filles quand elles sont encore des jeunes filles pour l’âge, et déjà des femmes pour la raison » : par là, il montre qu’il faut instruire même les filles (Id., p. 81).
Il conseillait aussi « de faire du bien à son ami pour se le rendre encore plus ami, et à son ennemi pour s’en faire un ami : car il faut craindre les blâmes de ses amis, et les mauvais desseins de ses ennemis » (Id, p. 81). Pour ce philosophe : la vertu consiste à s’abstenir du mal. Il faut fui l’injustice ; donner à sa ville les conseils les meilleurs ; maîtriser ses passions ; éviter la violence ; bien élever ses enfants ; ne point haïr (Id, p. 81). C’est également à lui que l’on doit la formule : « La mesure est la meilleure des choses » selon Diogène Laërce, bien que cette formule soit attribuée à Protagoras selon Platon.
Enfin, le dernier des « sept sages » est Périandre. Colérique, il aurait tué sa femme – ce qui pose la question de sa place parmi les Sages -, mais il explique que c’était un accident dans une lettre :
Le meurtre de ma femme, je ne l’ai pas commis volontairement. Vous qui volontairement avez détourné de moi mon fils, vous avez tort. Faites donc cesser la rigueur de mon vis ou je vous punirai, car j’ai déjà expié ma faute envers votre fille, en faisant brûler son corps tous les vêtements des femmes de Corinthe (Diogène Laërce., p. 85).
Mais selon Démétrios de Phalère, la sagesse de Périandre se résume en plusieurs formules :
– L’étude embrasse tout.
– Le repos est une bonne chose.
– La témérité est dangereuse.
– Un gain honteux constitue une accusation pour notre nature.
– Les plaisirs sont mortels. Les vertus sont immortelles
– Dans le bonheur, montre de la mesure ; dans l’adversité, de la prudence
– Sous le même pour tes amis heureux ou malheureux (Les penseurs grecs avant Socrate, p. 28).
En résumé, la sagesse des philosophes antérieurs à Socrate sont des héritiers de traditions plus anciennes encore, mais associent à la fois la vertu politique à la vertu morale. Leurs sentences peuvent toujours nous guider dans notre quotidien et peuvent nous rendre service quand nous nous sentons égarés.
Sources :
Brun J., La philosophie grecque, Paris, Que sais-je, 2024
Collectif, Les penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos, Paris, GF, 1964
Laërce D. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres I, Paris, GF. 1965
Autres sources :
Aristote, Les Politiques, in Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2022, pp. 2323-2536
Platon, Théétète in Oeuvres complètes, Flammarion, 2023, pp. 1891-1975)


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