
On a, jusque maintenant, consacré plusieurs articles à la « sagesse » que ce soit sur un plan métaphysique, notamment à travers le travail d’Avicenne ou d’Al-Kindî. Mais leurs approches sont rattachées à la découverte d’Aristote. Il serait hors sujet de faire un post sur le passage de la philosophie grecque à la philosophie arabe (bien que cela serait intéressant), mais « l’amour de la sagesse » est à la base de la définition de la philosophie. Revenons-en aux fondamentaux à travers l’étude de ce qu’est la sagesse chez Aristote.
Note : Je m’appuie sur les Œuvres complètes d’Aristote publiées chez Flammarion, mais pour respecter le texte tel quel, je suivrai la pagination suivante : [980a21] par exemple pour le début de la Métaphysique.
- La sagesse comme activité « théorétique » (qui vise à la connaissance pure) dans la Métaphysique (Livre A)
- Si la sagesse est science des causes, quelles sont les quatre causes identifiées par Aristote ?
- Je pensais que la sagesse était une vertu morale, je me suis trompé ? Non… Il y a aussi la « sagesse pratique »
- Sources :
La sagesse comme activité « théorétique » (qui vise à la connaissance pure) dans la Métaphysique (Livre A)
L’incipit de la Métaphysique est l’un des plus célèbres de la philosophie :
« Tous les humains ont par nature le désir de savoir. Preuve en est le plaisir qu’ils prennent aux sensations, car elles leur plaisent d’elles-mêmes indépendamment de leur utilité et, plus que les autres, la sensation visuelle » [980a21 1-25].
Contrairement aux animaux non-humains, nous sommes capables de réfléchir sur nos sensations et leur donner un sens. Nous pouvons aussi cumuler des expériences singulières et leur donner une abstraction, ce qui permet à Aristote de dire que la sagesse est la science des causes [982a] :
« Tous conçoivent que ce qu’on appelle sagesse traite des causes premières et des premiers principes ; par conséquent, comme on l’a dit auparavant, l’homme d’expérience semble plus sage que ceux qui ont une sensation quelle qu’elle soit, l’homme de l’art que les hommes d’expériences, celui qui dirige un art que celui qui exécute, et les sciences théoriques semblent plus <sagesse> que les sciences productrices. Il est donc évident que la sagesse est une science qui traite de certains principes est de certaines causes »
La sagesse vient donc de l’expérience et de la connaissance acquise quel que soit le domaine d’activité. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement. Mais en résumé, être « sage », dans ce propos, revient à maîtriser les causes de ce que l’on fait. Les premiers sages, nous dit Aristote, sont ceux qui ont commencé à s’étonner de ce qu’ils voyaient et qui ont commencé à en chercher les causes [982b 10-20]:
C’est en effet par l’étonnement que les humains, maintenant aussi bien qu’au début, commencent à philosopher, d’abord en s’étonnant de ce qu’il y avait d’étrange dans les choses banales, puis, quand ils avançaient peu à peu dans cette voie, en s’interrogeant aussi sur des sujets plus importants, par exemple sur les changements de la Lune, sue ceux du Soleil et des constellations et sur la naissance du Tout. Or celui qui est en difficulté et qui s’étonne se juge ignorant (c’est pourquoi celui qui aime les mythes est d’une certaine façon philosophe, car le mythe se compose de choses étonnantes) ; par conséquent, s’il est vrai qu’ils ont philosophé pour échapper à l’ignorance, ils cherchaient manifestement à avoir la science pour savoir et non en vue de quelque utilité.
Aristote pense ici à ses prédécesseurs, les « présocratiques », qui s’étonnaient de ce qu’ils voyaient et ont élaboré des théories sur les différents éléments (l’eau, le feu, la terre, l’air) pour expliquer les phénomènes de la nature par exemple. Dans tous les cas, nous sommes tous « sages » dans le sens où nous sommes tous amenés à nous étonner à un moment donné d’une situation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le livre de Jeanne Hersch s’appelle L’étonnement philosophique, car selon elle, toute l’histoire de la philosophie repose sur un étonnement. Mais nous ne pouvons pas posséder toutes les sciences ni toutes les causes et, pour Aristote, la sagesse relève du divin. C’est en ce sens que les philosophes médiévaux ont étudié la sagesse telle qu’elle est définie par Aristote. Mais, tout comme il le décrit, ils s’étonnaient du fait que le monde puisse être éternel ou non, que nos connaissances soient unes ou universelles etc.
Si la sagesse est science des causes, quelles sont les quatre causes identifiées par Aristote ?
Dans le Livre A de la Métaphysique toujours, Aristote dialogue avec ses prédécesseurs et distingue quatre causes : c’est un point très connu dans sa philosophie mais qui mérite de s’y attarder puisque ce point fera couler beaucoup d’encre dans l’histoire de la philosophie. Les quatre causes sont donc les suivantes :
– La cause matérielle : la matière dont une chose est faite
– La cause formelle/cause efficiente : la forme ou l’essence de cette chose
– La cause motrice ou cause productrice : ce dont provient la chose et ce qui la produit
– La cause finale : ce en vue de quoi la chose est
Gweltaz Guyomarc’h, dans La philosophie d’Aristote, précise que le commentateur Alexandre d’Aphrodise (150-215) a illustré les quatre causes dans son traité Du destin :
Prenons donc, pour nous rendre compte de la différence des causes, l’exemple d’une statue. La cause efficiente de la statue est l’artiste qui l’a faite, que nous appelons statuaire; la matière est l’airain ou la pierre, tout ce qui a pu, en un mot, être façonné par l’art de l’ouvrier; car cela même est pour la statue une cause d’avoir été faite et d’être. Il y a encore la forme que l’artiste a donnée à cette matière, et cela même est la cause pour laquelle la statue représente un homme qui joue au disque ou qui lance un javelot, ou qui offre telle autre figure déterminée. Mais ce ne sont pas là les seules causes de la production de la statue. En effet, c’est une cause qui ne le cède à aucune des causes de la production de la statue, que la fin pour laquelle elle a été produite, c’est-à-dire le dessein d’honorer quelqu’un ou de rendre à la Divinité un pieux hommage, puisque assurément, sans cette cause, la statue n’eût pas même été commencée. Si donc il y a ainsi quatre causes et qu’elles offrent entre elles cette différence manifeste, c’est à bon droit que nous compterons le destin au nombre des causes efficientes. Car le destin présente, par les effets qu’il produit, une analogie incontestable avec l’ouvrier, auteur de la statue (Du Destin, chapitre 3, (en ligne)
Je pensais que la sagesse était une vertu morale, je me suis trompé ? Non… Il y a aussi la « sagesse pratique »
Dans la Métaphysique, Aristote traite du sage qui va posséder la connaissance de toutes choses dans la mesure de ses possibilités, qui connaît les différentes causes des choses dans la mesure du possible et qui est dans la théorie. C’est la « philosophie première » qui relève de l’ordre de la sagesse théorique. Mais dans ses traités d’éthique, notamment l’Ethique à Nicomaque, Aristote parle de sagesse pratique ou de prudence (phronèsis en grec).
Dans le livre VI de l’Ethique à Nicomaque (au demeurant, beaucoup plus facile d’accès aux profanes que la Métaphysique), Aristote s’intéresse aux vertus morales. La sagesse est définie comme étant la plus rigoureuse des sciences [1141a 10] qui permet d’atteindre le bonheur. Elle est supérieure à la « sagacité », qu’Aristote définit comme étant : « un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme » [1140a 5-10]. Mais alors, que signifie la sagesse dans un contexte éthique ?
Le sage, dans la sagesse pratique, est celui qui pratique la vertu (Livre II de l’Ethique à Nicomaque), qu’il détient une disposition fermement acquise (hexis) – notons au demeurant que le concept d’hexis sera central dans la sociologie de Pierre Bourdieu -. Pour Aristote, la sagesse pratique se situe à un niveau intermédiaire (une « médiété ») entre l’excès et le défaut : il s’agit de « capacités à agir dans tel ou tel domaine de l’existence humaine, face à telle ou telle émotion ». (Guyomarc’h, 2020, p. 103).
Tout au long de l’Ethique à Nicomaque, Aristote donne plusieurs illustrations de situations dans laquelle la sagesse pratique doit s’exercer :
– Le courage, qui est un juste milieu entre la peur et la témérité
– La tempérance, qui est un juste milieu entre le dérèglement et l’insensibilité
– La mansuétude (entre la colère et l’apathie)
– La libéralité (entre la prodigalité et l’avarice)
– La magnificence (entre le manque de goût et la mesquinerie)
– La magnanimité (entre la vanité et l’humilité)
– La véracité (entre vantardise et dépréciation)
– L’enjouement (entre la bouffonnerie et la rusticité)
– L’affabilité (entre l’obséquiosité et l’esprit de chicane)
– La réserve (entre la timidité et l’effronterie)
– La juste indignation (entre l’envie et la malveillance) (Source : Brun, 2024, p. 494).
En somme, sagesse pratique (que l’on vient de voir) et sagesse théorétique (vue dans la Métaphysique) se complètent et constituent un ensemble sur lequel nous sommes capables d’agir grâce à notre intellect parce que nous sommes humains. La sagesse, quelle que soit sa forme, permet d’atteindre le bonheur. Pour conclure cet article, ces quelques mots d’Anne Baudart qui nous invite à réfléchir à ce qu’est la sagesse de manière générale :
L’activité théorétique permet à l’homme « de s’immortaliser » dans la mesure du possible, de se hisser au-dessus de ses inclinations empiriques, de ses fragilités. Elle est délivrance, béatitude, loisir pur – celui de la pensée (scholê) -, elle est une fin en soi, le but suprême, la raison d’être de l’homme, le signe indéniable de sa supériorité sur l’échelle des vivants (2013, p. 37).
Sources :
Aristote, Oeuvres complètes, 2022, Paris, Flammarion
– Métaphysique, Livre A
– Ethique à Nicomaque
Baudart A., Qu’est-ce que la sagesse ? Paris, Vrin, 2013
Brun J., La philosophie grecque. Des présocratiques au néoplatonisme, Paris, Que sais-je ?, 2024
Guyomarc’h G., La philosophie d’Aristote, Paris, Vrin, 2020


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