Qu’est-ce que la littérature khmère ? Eléments modestes de réponse et d’histoire du Cambodge

  1. En guide d’introduction
  2. Rapide chronologie de l’histoire du Cambodge
  3. Les livres relatifs au Cambodge dans les librairies françaises : pourquoi une telle absence ?
  4. La graphie khmère
  5. La littérature durant les périodes pré-angkorienne, angkorienne et post-angkorienne
  6. La littérature cambodgienne contemporaine (XIXe s. à aujourd’hui)
  7. Petite sociologie de la lecture et de la littérature khmère
  8. Sources :

En guide d’introduction


Pour commencer ce post, une anecdote personnelle : alors que je furetais à Gibert Joseph, une dame était au rayon « littérature Asie du Sud-Est » et s’ensuit l’échange suivant :
« Auriez-vous de la littérature venant du Cambodge ?
– Je ne sais pas je vais me renseigner
– Je viens de regarder, vous avez beaucoup de choses sur le Vietnam, mais rien sur le Cambodge, pourtant, il y a bien une littérature cambodgienne ?
– Oui sûrement, je vais me renseigner sur l’ordinateur »

Je me permets d’intervenir, puisque cette question me turlupine également : « Excusez-moi Madame (à la conseillère), sans vouloir vous prendre votre travail, je peux apporter des éléments de réponse. Vous avez raison, la littérature khmère est bien peu connue en France. Mais que cherchez-vous ?
– Oh… Des livres qui traitent de la vie au Cambodge mais on ne trouve que des témoignages sur la période de la dictature
– Je ne vous le fais pas dire… Vous cherchez des choses particulières sur Angkor par exemple ?
– Oui c’est ça !
– Alors allez au rayon histoire, il y a un livre fantastique intitulé « Angkor, le quotidien du roi » qui raconte la vie sous la période de l’Empire Khmer, vous y apprendrez plein de choses très intéressantes sur une civilisation qui a longtemps été oubliée.
– Oh, merci Monsieur ! »

Je reviens vers la vendeuse : « Désolé d’avoir pris votre travail
– Non c’est moi qui vous remercie, je ne savais pas quoi lui répondre et l’ordinateur ne répond pas…
– Bonne journée et bon courage ! »

Pourquoi cette petite introduction ? La littérature vietnamienne est bien connue en France notamment grâce à différents recueils sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir dans différentes publications. Mais en ce qui concerne le Cambodge, hormis quelques témoignages édifiants sur la période de la dictature, le livre de ce voleur d’André Malraux qui a pillé des objets à Angkor-Vat ou des écrits d’auteurs français (comme Pierre Loti) sur la Cochinchine (le nom du Cambodge pendant la période coloniale), nous savons peu de choses. Or, la littérature est une porte d’entrée à toute culture, qu’elle soit orale ou écrite. Nous disposons en revanche de livres d’histoire sur Angkor et sur le peuple khmer et la littérature y est abordée. Pour ce post, je m’appuie sur trois ouvrages dont vous retrouverez les références en bibliographie en fin d’article.

Rapide chronologie de l’histoire du Cambodge


D’après la quatrième de couverture du livre de Bruno Dagens :

Les Khmers ont construit et fait vivre Angkor. Pour façonner et peupler cette capitale et le royaume ils ont donné leur âme et leur génie propres à des formes et des dieux empruntés à l’Inde.


L’histoire du Cambodge se découpe en plusieurs parties :

– Le Funan (0-550 ap. J-C)
– La période pré-angkorienne (jusqu’à 802 de notre ère)
– La période angkorienne qui est représentée par l’empire khmer 802-1431)
– La période post-angkorienne, avec « l’abandon d’Angkor » en 1431 :
– La capitale se déplace à plusieurs reprises d’abord à Phnom Penh créée en 1434, à Lovek et à Oudong. Le Cambodge est alors pris en tenaille entre le Siam (la Thaïlande) et l’Annam (Vietnam actuel) (1623-1863)
– Le protectorat français (1863-1953)
– Le premier royaume du Cambodge (1953-1970)
– La République khmère (1970-1975)
– Le Kampuchéa démicratique (1975-1978) (la dictature khmère rouge)
– La libération et l’occupation (1979-1989)
– Le deuxième royaume du Cambodge (depuis 1993)

Les livres relatifs au Cambodge dans les librairies françaises : pourquoi une telle absence ?


Comme souligné précédemment, il existe très peu de littérature (fictive ou non) rédigée par des auteurs cambodgiens en français. Les seuls que l’on trouve sont relatifs à la période du « Kampuchéa démocratique » et aux témoignages de survivants, des contes rassemblés ou bien des témoignages d’auteurs français ayant visité les ruines d’Angkor. On trouve également quelques livres d’histoire sur Angkor mais qui ne permettent pas réellement de lire de poésie ou de romans comme on pourrait en trouver sur le Vietnam ou l’Indonésie. Pour Suppya Hélène Nut (2019), cela n’est pas propre à la France :

Si le roman cambodgien remporte l’adhésion d’un public toujours plus nombreux dans son pays, il reste peu connu et souvent ignoré à l’étranger (…) mais il a suscité peu de traductions (Nut, p. 67).

La graphie khmère


Le khmer, la langue parlée au Cambodge, est apparu au VIe siècle après J-C. Il a pour caractéristique d’avoir un alphabet syllabique et de se lire de gauche à droite. En fait, l’écriture khmère est le résultat d’adaptations successives de l’alphabet brahmi, un système d’écriture utilisé en Asie du Sud-Est. Le développement de l’écriture est lié au développement du bouddhisme et, surtout, à la nécessité de comprendre les textes religieux en pali, une langue parlée autrefois en Inde. Avec le développement de la civilisation d’Angkor (800-1431), des caractères proprement cambodgiens sont créés qui vont, ensuite, donner lieu aux écritures thaïes et lao.


Ci-dessus, par exemple, un texte religieux qui est un extrait du Girimânda Sutta, un texte religieux bouddhiste invitant à la méditation et à l’introspection. Le khmer est encore utilisé aujourd’hui sous cette forme comme le montre cet extrait de conte très célèbre au Cambodge :

« Pourquoi les chiens voient les fantômes ? » Conte populaire cambodgien

La littérature durant les périodes pré-angkorienne, angkorienne et post-angkorienne


Bruno Dagens (2003) explique que le Cambodge ancien n’a laissé que des transcriptions sanskrites et khmères mais pas de littérature à proprement parler, si ce n’est des vers d’une grande épopée indienne (le Mahabharata). En khmer, les textes étaient surtout administratifs et numériques. Il existe néanmoins quelques textes narratifs, comme des chroniques, qui avaient une certaine popularité au temps de l’Empire d’Angkor. Des poètes et des danseurs étaient par exemple présents dans les temples d’Angkor et s’exprimaient en khmer. Comme l’explique par exemple E. Multzer i’Naghten :

La proportion des artistes représente une large part de la population des temples et ne cesse de croître au fil des siècles (…) L’association constante de la musique et de la parole, psalmodiée ou chantée, dans la vie des temples a pour principal but de recréer l’environnement idéal et parfait dans lequel vivent les dieux, les paradis. Tel se veut le temple fondé par (…) le pandit royal (un sage en Inde) de Jayavarman VI (1080-1107) : « La multitude des bannières flottant dans l’air, les musiques harmonieuses qui montaient jusqu’au ciel, les chants mélodieux qu’accompagnaient les instruments à cordes, les danseuses qui l’animaient, tout le rendait semblable au paradis d’Indra » (2023, p. 416).


De même, le guru de Jayavarman V (958-1001) « connaissait les diverses langues et écritures, et composait des pièces de théâtre » (Dagens, 2015, p. 215). Mais les seuls textes conservés de cette époque sont des panégyriques et des actes juridiques. D’autres textes, tels que du théâtre, des traités rituels, d’architecture… ont tous disparu. Ils étaient probablement conservés sur des manuscrits sur ôles, des feuilles de palmier spécialement préparées pour l’écriture. Cette technique était utilisée aussi bien en Inde qu’en Asie du Sud-Est. Selon Zhou Daguan, un diplomate chinois du XIIIe siècle ayant visité l’Empire Khmer, des documents officiels étaient rédigés sur peaux de cerfs et de daim, ainsi que sur des plaques d’or et d’argent.

La plupart des textes connus étaient rédigés en sanskrit et non en khmer. Par ailleurs, les règles métriques des poètes khmers étaient calquées sur celles de leurs homologues indiens. Des poèmes sont organisés en « chapitres » avec « une parfaite maîtrise de la stylistique sanskrite, en particulier dans l’usage des métaphores et plus encore des doubles sens qui en sont l’un des instruments majeurs » (Dagens, 2003, pp. 218-219).

Les textes littéraires concernent à la fois les panégyriques comme nous l’avons évoqué, mais également des récits mythologiques ou des textes plus « théologiques » au sens occidental du terme. Si les textes sont perdus, certains sont signés, comme les poèmes des deux fils du roi Jayavarman VII (1181-1218) qui portent sur son règne.

Si ces textes sont écrits en sanskrit, la littérature de langue khmère à proprement parler n’a pas de « prétentions littéraires apparentes » (Id, p. 222). Il s’agit surtout de textes historiques, notamment sur le roi Jayavarman VII qui se veulent être un récit fidèle de son règne. Il s’agit donc davantage de chroniques que de poésies ou d’épopées. On peut le voir avec un extrait de la version khmère, en prose, de la fondation du culte du Devaraja (pour en savoir plus, voir cet article scientifique).

Je cite :

Alors S.M (Les Saints pieds de) Paramesvara alla gouverner sur le Mahendraparvata. Le sten an Sivakaivalya alla aussi résider en cette ville pour le service de S.M Paramesvara, comme c’était fixé déjà. Alors un brahmane nommé Hiranyadama, expert en science magique (siddhi vidya) vin de Janapada parce que S. M. Paramesvara l’avait invité à accomplir une cérémonie telle qu’elle rendit impossible pour ce pays-ci des Kambuja toute allégeance vis-à-vis de Java, telle qu’elle rendit possible l’existence d’un maître sur la terre absolument unique qui fut cakravartin (Id., p. 224)


[Si des spécialistes en culture khmère veulent donner un éclairage sur ce passage, je suis preneur, mais si je comprends bien, le roi voulait qu’un expert en arts magiques fasse en sorte que le Kambuja ne soit jamais asservis à Java]

Mais le Cambodge, comme tous les pays de culture indienne, possède son épopée nationale : le Ramakerti (la Gloire de Rama) écrite en khmer dans le contexte post-angkorien, c’est-à-dire après la chute d’Angkor. Il semble exister en français (ici) mais, là encore, si des connaisseurs pouvaient apporter leur éclairage sur ce texte, ils seraient bienvenus.

La littérature cambodgienne contemporaine (XIXe s. à aujourd’hui)

Nous en resterons à une étude générale du roman cambodgien telle qu’elle est proposée par Suppya Hélène Nut (2019), la thématique de la famille nous intéressant moins ici.

Au début du XXe siècle, il existait des sortes de textes didactiques, les Cpap, « destinés à transmettre des règles de conduite à chaque catégorie de personnes dans la société, à commencer par les jeunes gens. Souvent sentencieuses, un rien austères, elles professaient une forme écrite codifiée par la tradition » (2019, p. 69). D’autres textes étaient écrits dans un style plus « flamboyant » (Id., p. 69), comme le Dum Dav, sorte de Roméo et Juliette cambodgien. « Ces oeuvres écrites en vers étaient destinées à être lues à hautes voix et avaient pour but de consolider les structures traditionnelles de la société » (Id., p. 69). Avec l’influence de la France, le système scolaire a été transformé et ce type de littérature a disparu, remplacé par des auteurs comme Lamartine, Sartre ou Camus. C’est donc en une cinquantaine d’années qu’une littérature traditionnelle a été « occidentalisée ».

Nous sommes donc dans une période transitoire entre la fin du protectorat et le début du Kampuchea. Suppya Hélène Nut précise que seuls des chercheurs khmers ont étudié la littérature khmère, notamment en ce qui concerne les romans et les nouvelles. Il existe néanmoins un ouvrage publié en 1993 intitulé Contributions à l’histoire de la littérature khmère rédigé par Khing Hoc Dy. Cet ouvrage, précise Suppya Hélène Nut, recense l’ensemble des romans publiés depuis le XIXe siècle. L’hypothèse de l’auteure est que le genre du roman cambodgien est trop « populaire » pour être étudié par les chercheurs français, mais également par leur manque de maîtrise de la langue khmère. Il existerait par exemple 2000 romans, selon un recensement réalisé en 1979, mais seules quelques traductions ont été publiées en français (une vingtaine), soit 1% du corpus existant.

Selon l’auteure, la littérature khmère du XXe siècle a été bouleversée par la découverte du roman français (ce qui peut se comprendre dans le cadre du protectorat). Le premier « roman » tel qu’on le conçoit en Occident date cependant de 1942 et s’intitule Sophat (du nom du héros), et a été rédigé par Rim Kin. Le roman khmer est jeune mais s’est imposé très rapidement au Cambodge.

Petite sociologie de la lecture et de la littérature khmère

Toujours selon Suppya Hélène Nut, la transformation des manières d’écrire les textes, en passant du vers à la prose, a eu une influence sur les pratiques de lecture des cambodgiens. La lecture, qui était réalisée à haute voix pour d’autres, est devenue plus silencieuse. Le roman s’inscrit dans des villes modernes et ses repères ne sont plus les lieux religieux ou sociaux mais les « nouveaux lieux de culture que sont les lycées, les universités et la presse, plus ou moins bridée par le pouvoir » (Id., p. 70). Au milieu du XXe siècle, la lecture concerne surtout les habitants des villes, et le protectorat a créé une forme de classe bourgeoise, plus encline à la lecture. Les romans abordent souvent des sujets classiques et des histoires d’amours mais peuvent aussi se traduire par une critique plus ou moins dissimulée du pouvoir. Les femmes lisent également, alors que la lecture était plus masculine, et la première écrivain khmère est Sou Sitthi.

Sources :


– Dagens B., Les Khmers, Les Belles Lettres, Guide des Civilisations 2003
– Multzer i’Naghten E., Angkor, le quotidien du roi, Realia, Les Belles Lettres, 2023
– Zaini-Lajoubert M. (dir.), L’image de la famille dans les littératures modernes d’Asie du Sud-Est, Les Indes Savantes, 2019

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