
Contrairement à Platon (voir ici), Aristote n’accorde que très peu de place au suicide dans ses œuvres morales. Ce qui l’intéresse avant tout est la distinction entre ce qui relève de la justice et de l’injustice.
Nous allons donc nous intérésser au livre V de l’Ethique à Nicomaque pour voir comment Aristote en vient à s’intéresser à cette question.
L’Ethique à Nicomaque est une œuvre rédigée par Aristote qui pose une question a priori simple et que nous nous posons tous : comment accéder au bonheur ? Pour répondre à cette question, le philosophe développe une série d’arguments et en réfute d’autres pour répondre à ses adversaires. Le thème du suicide n’est que marginal dans son oeuvre mais il convient de donner quelques éléments de contexte pour comprendre.
Aristote s’intéresse au juste et à l’injuste : la justice, chez Aristote, est le but de la cité idéal et constitue une vertu complète. La justice n’est pas la vertu même si les deux se confondent. D’un côté, la vertu est une « disposition acquise volontaire consistant par rapport à nous dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi » (Aristote cité par Bessone, 2000, p. 103). La vertu vaut pour la justice (légale) est celle qui est réalisée dans la Cité. Le but de la Cité est d’accéder au bonheur et ce, par l’intermédiaire de la justice. Ce qui est juste est donc ce qui va dans l’intérêt de tous. Ce qui est injuste va donc à l’encontre de ce qui permet le bonheur de tous.
Peut-on être injuste envers soi-même ? demande Aristote (Aristote, 2022, p. 2099).
La réponse d’Aristote est claire : le suicide est une injustice et va à l’encontre de la vie de la Cité, d’abord, parce qu’elle contrevient à la loi :
Il y a, en effet, parmi les choses justes, celles qui traduisent chacune la vertu et font l’objet d’une disposition de loi. Ainsi, la loi commande de ne pas se suicider. Or, ce qu’elle commande de ne pas le faire, elle l’interdit » (Id, p. 2099)
On a un raisonnement assez logique : « nul n’est censé ignorer la loi », même même si cela peut être discuté avec l’idée de jurisprudence vue par ailleurs (ici). Il ne s’agit donc pas de ne pas se suicider pour se protéger mais pour être en conformité avec la loi et la justice. Pourtant, Aristote donne une réponse encore plus explicite à cette question
Le suicide est une injustice contre la Cité
Lorsque, contrairement à la loi, on fait de plein gré du tort à quelqu’un qui ne nous en a pas fait, on commet une injustice ; et on le fait de plein gré si l’on sait à la fois qui l’on veut léser et par quel moyen. Or si quelqu’un, sous l’emprise de la colère, vient de lui-même à s’étrangler, il accomplit ce geste contrairement à la raison droite, que ne permet pas la loi, donc il fait preuve d’injustice, mais envers qui ? Envers la Cité, sans doute, mais pas envers lui-même, car s’il consent à subir un dommage, nul en revanche ne consent à subir l’injustice (Id, p. 2099).
Le suicide peut donc venir d’une émotion forte (la colère ici) mais surtout, pour Aristote, c’est une forme de déshonneur dans le sens où la colère va à l’encontre des vertus individuelles :
C’est précisément pourquoi la Cité punit le suicide et qu’une forme de déshonneur s’attache en outre à celui qui s’est détruit lui-même, comme au coupable d’une injustice envers la Cité (Id, p. 2099)
Comme chez Platon donc, le suicide est un acte immoral politiquement mais cela va plus loin puisqu’il va à l’encontre de la vie de la Cité. On a vu cela chez deux auteurs aux idées diamétralement opposées sur certains points, mais peut-être que d’autres Ecoles de l’Antiquité ont d’autres éléments de réponse à nous donner sur la place du suicide dans la Cité ?
Bibliographie :
Aristote, Oeuvres complètes (Ethique à Nicomaque), Paris, Les Belles Lettres, 2020
Guyomarc’h G., La philosophie d’Aristote, Paris, Vrin, 2020
Bessone M., La justice, Paris, GF, 2000


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