La fonction sociale de la division du travail selon Durkheim

  1. La division du travail de Platon à Adam Smith
  2. Durkheim, fondateur de la sociologie ?
  3. La division du travail n’est pas qu’une source de progrès économique, elle revêt un caractère social fondamental
  4. Que sont la sanction restitutive et la sanction répressive ?
  5. Solidarité mécanique et conscience collective dans la Division du travail social
  6. Solidarité organique et conscience individuelle
  7. Le passage des sociétés à solidarité mécanique à des sociétés à solidarité organique
  8. L’anomie et les formes anormales de la division du travail social
  9. De la division du travail social peut être lu comme une introduction aux oeuvres ultérieures de Durkheim

Pour Raymond Boudon et François Bourricaud, « Les théories sociologiques de Durkheim (…) sont habitées par une question obsessive (…) : par quels mécanismes les individus sont-ils intégrés à la société ? (Boudon & Bourricaud, 1990, p.200). Cette question très large est celle du lien social : comment peut-on expliquer ce trait propre à toute société ? Dans ses différents ouvrages, Emile Durkheim (1858-1917) y répond à partir de différentes approches (changement social, suicide ou encore religion). Mais dès sa thèse, publiée sous le titre De la division du travail social en 1893, il apporte une approche résolument sociologique à ce phénomène qui, jusque-là, était l’objet d’étude des économistes et des philosophes.

La division du travail de Platon à Adam Smith

Rapide retour en arrière à propos de la notion de division du travail : dès l’Antiquité grecque, la division du travail est au cœur des mécanismes de cohésion sociale. Platon, dans la République, observe que : « On fait plus et mieux et plus aisément, lorsque chacun ne fait qu’une chose, celle à laquelle il est propre » (Universalis). Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque souligne que « Ce n’est pas entre deux médecins que naît une communauté d’intérêts, mais entre un médecin par exemple et un cultivateur, et d’une manière générale entre des contractants différents et inégaux » (V, 8, 1133 a, 16). Au XVIIe siècle, le philosophe John Locke montre également que le travail et la propriété sont au cœur du contrat social.

Mais c’est à Adam Smith que l’on doit la définition la plus célèbre de ce terme. Selon ce philosophe et économiste écossais, la division du travail repose sur une répartition spécialisée du processus de production. Les hommes se répartissent les tâches pour survivre et s’échangent le fruit de leur travail. C’est d’ailleurs l’une des causes des richesses des nations. Plus proche de Durkheim, Herbert Spencer (1820-1903) montre que la division du travail est un marqueur de l’évolution des sociétés qui doit se traduire, à terme, par la disparition de l’Etat. Par ailleurs, la division du travail laisse la place aux sociétés les plus avancées au détriment des autres.

Durkheim, fondateur de la sociologie ?


Lorsqu’il publie sa thèse en 1893, Emile Durkheim est âgé de 35 ans : agrégé de philosophie, il a étudié les différents travaux de la sociologie alors naissante (notamment les travaux d’Auguste Comte, d’Herbert Spencer ou de Ferdinand Tönnies) mais il a aussi lu les philosophes classiques (Montesquieu et Rousseau notamment). Marqué par la rigueur de Claude Bernard dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale publiée en 1865, Durkheim cherche à établir une sociologie morale cohérente avec le projet politique de la IIIe République. Il défend notamment l’idéal de l’Ecole républicaine qui est l’un des axes forts de cette période et prend la défense de Dreyfus en 1898.

Lorsqu’il publie De la division du travail social, il est encore un inconnu sur la scène philosophique/sociologique : d’autres noms importants comme Gabriel Tarde ou René Worms sont plus célèbres. Mais Durkheim a un projet clair : analyser la morale à équidistance des concepts philosophiques et biologiques. De la division du travail social est donc un ouvrage qui jette une nouvelle base à la sociologie développant une thèse a priori très simple : la division du travail a pour fonction de produire de la solidarité sociale. Son projet s’inscrit pleinement dans le contexte de la IIIe République où le solidarisme est un enjeu important (pour en savoir plus, cf. les recherches consacrées à Léon Bourgeois).

La division du travail n’est pas qu’une source de progrès économique, elle revêt un caractère social fondamental

Pour Durkheim, la division du travail n’est pas seulement une source de progrès économique comme pouvait le penser Adam Smith et les économistes classiques (Ricardo et Say notamment) et ce n’est pas non plus une réduction du lien social à l’échange économique comme pouvait le penser Spencer. La division du travail, pour Durkheim, peut s’observer dans l’ensemble des sociétés industrialisées au niveau de l’économie, de la famille, du droit, ou de la politique. La division du travail, loin de se réduire à une simple composante économique, revêt clairement un caractère moral et permet de répondre aux besoins de cohésion et de solidarité.

Autrement dit, la division du travail permet l’intégration des individus à la société : elle est donc un facteur de cohésion sociale. Durkheim part de l’hypothèse selon laquelle le droit est un indicateur de l’évolution des sociétés. Comme il le montre dans les Règles de la méthode sociologique publiées l’année suivante, le droit est un phénomène extérieur, objectivé et qui exerce une forme de coercition sur les individus. Il répond donc à la définition du fait social [pour en savoir plus, voir l’article que j’ai rédigé ici].

Que sont la sanction restitutive et la sanction répressive ?

Le droit, explique Durkheim, permet de représenter les formes de solidarité sociale. Il se caractérise notamment par la mise en place de sanctions qui sont mesurables. La première est la sanction répressive : celle-ci repose sur le droit pénal et vise à punir quelqu’un qui a commis un crime ou un délit. La seconde est la sanction restitutive qui repose sur le droit civil, commercial ou administratif et qui vise à remettre les choses en l’état. Pour Durkheim, la sanction répressive est celle qui exprime la réaction toute entière de la société face à un acte qui va à l’encontre des sentiments collectifs tandis que la sanction restitutive règle les conflits auprès d’organes compétents de la société. Par exemple, si quelqu’un commet un crime dans une société donnée, cela va se traduire par un lynchage (sanction répressive) mais dans la même situation, dans un autre type de société, le crime sera jugé par les tribunaux compétents (sanction restitutive). L’évolution de ces deux formes de droits montre qu’il existe deux types de liens sociaux pour Durkheim et donc deux formes de sociétés caractérisées chacune par une forme de solidarité donnée : les sociétés à « solidarité mécanique » et les « sociétés à solidarité organique ».

Solidarité mécanique et conscience collective dans la Division du travail social

Les sociétés caractérisées par la solidarité mécanique sont les sociétés dites primitives ou inférieures dans le vocabulaire de l’époque. Elles se caractérisent par la primauté de la conscience collective : il s’agit, dit Durkheim, de « L’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société ». Les individus partagent les mêmes valeurs et les mêmes croyances, la conscience individuelle est réduite au minimum et la sanction répressive s’impose aux individus qui peuvent punir quiconque porte offense aux valeurs de la société.

Durkheim prend l’exemple de la société romaine pour montrer en quoi la sanction répressive est une caractéristique des sociétés à solidarité mécanique :

A Rome, tandis que les affaires civiles relevaient du préteur, les affaires criminelles étaient jugées par le peuple, d’abord par les comices curies et ensuite, à partir de la loi des XII Tables, par les comices centuries ; jusqu’à la fin de la République, et quoique en fait il eût délégué ses pouvoirs à des commissions permanentes, il reste en principe le juge suprême pour ces sortes de procès  (De la division du travail social, chapitre 2).


L’exemple de la loi des XII tables montre que les citoyens pouvaient quasiment se faire justice eux-mêmes (pour en savoir plus sur la loi des XII tables, cf. cet article consacré à l’Histoire romaine ici)

De manière très claire, Durkheim explique pourquoi il qualifie ce type de société comme telle :

Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n’ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C’est pourquoi nous proposons d’appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu’elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement (De la division du travail social, chapitre 3)

Solidarité organique et conscience individuelle


La solidarité organique caractérise quant à elle les sociétés dites industrielles. Les individus sont complémentaires les uns aux autres par la division du travail puisqu’il y a des relations d’échange, notamment économiques. Ce type de société est caractérisé par une conscience individuelle plus forte que la conscience collective. Ce qui rassemble les individus n’est pas leur ressemblance mais leur différenciation, et les rôles des uns et des autres sont au service du fonctionnement de la société. Par ailleurs, le droit restitutif l’a emporté sur le droit répressif. Ce qui caractérise donc la société à solidarité organique est la différenciation sociale. Pour autant, bien que Durkheim voie dans l’individualisme un ciment des sociétés modernes – même si ce n’est pas encore clair dans De la division du travail social – les individus ne sont pas pour autant des unités déconnectées les unes des autres. Ils adhèrent à un ensemble de normes et de valeurs au sein de leurs groupes sociaux d’appartenance. Ces règles n’ont pas le même poids que dans les sociétés à solidarité mécanique puisque les individus ont plus de marges de manœuvre avec. De plus, n’importe qui appartient à plusieurs groupes sociaux différents (famille, religion, travail…).

Le passage des sociétés à solidarité mécanique à des sociétés à solidarité organique

Les deux types de société constituent des abstractions visant à rendre compte du changement d’une société à l’autre sous l’influence de la division du travail. Pour Durkheim, cela s’explique par la plus faible importance de la conscience collective, la diminution de l’hérédité et, surtout, l’urbanisation et la concentration de la population sur des zones restreintes. Pour développer les villes, par exemple, la division du travail est la seule solution pour Durkheim puisque les individus ne sont plus rivaux mais solidaires entre eux.

L’anomie et les formes anormales de la division du travail social

La division du travail devrait normalement produire de la solidarité sociale dans la société à solidarité organique, mais il existe également des situations dans lesquelles il n’existe plus de normes de régulation. Il s’agit d’une situation d’anomie (absence de normes), un concept central dans la sociologie durkheimienne.

La division du travail peut être anomique quand elle est causée par les crises industrielles ou commerciales. Dans ce cas de figure, dit Durkheim : « Sur certains points de l’organisme, certaines fonctions sociales ne sont pas ajustées les unes aux autres. Or, à mesure que le travail se divise davantage, ces phénomènes semblent devenir plus fréquents, au moins dans certains cas« . Elle peut aussi venir de l’antagonisme du travail et du capital qui résulte d’un manque de liens entre employeurs et employés.

L’anomie peut aussi venir d’un excès de réglementation du travail qui fragmente les tâches à l’extrême et fait perdre du sens au travail par les salariés :

On l’a souvent accusée de diminuer l’individu en le réduisant au rôle de machine. Et en effet, s’il ne sait pas où tendent ces opérations qu’on réclame de lui, s’il ne les rattache à aucun but, il ne peut plus s’en acquitter que par routine. Tous les jours, il répète les mêmes mouvements avec une régularité monotone, mais sans s’y intéresser ni les comprendre. Ce n’est plus la cellule vivante d’un organisme vivant, qui vibre sans cesse au contact des cellules voisines, qui agit sur elles et répond à son tour à leur action, s’étend, se contracte, se plie et se transforme suivant les besoins et les circonstances ; ce n’est plus qu’un rouage inerte, qu’une force extérieure met en branle et qui se meut toujours dans le même sens et de la même façon (Livre III, chapitre 1er). 


Cette critique du travail constitue une approche originale chez Durkheim dans la mesure où l’activité productive est, au final, assez en retrait dans son livre. Par ailleurs, on peut noter que la critique apportée par Durkheim se rapproche de celle de Marx sur l’aliénation du travail. Elle sera également au fondement des premières enquêtes de terrain en sociologie du travail, notamment chez les sociologues Georges Friedmann et Pierre Naville quasiment cinquante ans après la publication du livre de Durkheim.

L’autre forme anormale de division du travail provient du caractère injuste des règles : il s’agit de ce que Durkheim appelle la division du travail contrainte. Les rôles attribués à chacun dans la division du travail ne correspondent pas à nos mérites individuels : « La distribution des fonctions sociales sur laquelle elle repose ne répond pas, ou plutôt ne répond plus à la distribution des talents naturels« . On peut parler, en langage contemporain, d’inégalité des chances. L’autre inégalité repose sur l’inadéquation entre le coût que l’on donne à un produit et le travail qui permet de le produire qui produit un déséquilibre.

La dernière forme anormale de division du travail identifiée par Durkheim, bien qu’elle soit marginale dans son œuvre, repose sur la situation dans laquelle le travail est divisé de sorte à ce que chacun ne soit pas suffisamment occupé à sa tâche. Durkheim prend l’exemple de l’administration en écrivant :

On sait en effet que, dans une administration où chaque employé n’a pas de quoi s’occuper suffisamment, les mouvements s’ajustent mal entre eux, les opérations se font sans ensemble, en un mot la solidarité se relâche, l’incohérence et le désordre apparaissent. (Livre III, chapitre 3).


Cette critique de l’administration, que l’on pourrait qualifier de bureaucratie en étant anachronique, montre les limites de la division du travail quand les normes sont mises en place par une bureaucratie.

De la division du travail social peut être lu comme une introduction aux oeuvres ultérieures de Durkheim

De la division du travail social constitue une sorte de dépassement des conceptions d’Adam Smith et de Herbert Spencer quant à la place de la division du travail dans la société. Mais ce texte reste empreint d’évolutionnisme (propre au XIXe siècle) et donne une lecture caricaturale du changement social. D’une part, la caractérisation des sociétés à solidarité mécanique a été remise en cause par des travaux d’ethnologie et d’anthropologie et, d’autre part, le poids de la sanction pénale est peut-être plus important dans nos sociétés que pouvait le penser Durkheim. Œuvre de jeunesse, De la division du travail social préfigure les ouvrages ultérieurs quant à la thématique générale de l’étude du lien social, de l’intégration sociale et de la cohésion sociale. C’est également un ouvrage qui, en présentant la société comme un corps avec ses organes et ses fonctions, jette les premières bases théoriques de ce que sera le fonctionnalisme.


Sources :

Durkheim E. De la division du travail social (1893), Paris, PUF (en ligne)
Lallement M., Histoire des idées sociologiques, Paris, A. Colin, 2017
Mendras H. & Etienne J., Les grands auteurs de la sociologie, Paris, Hatier, 1996

4 réponses à « La fonction sociale de la division du travail selon Durkheim »

  1. […] du suicide à partir de deux facteurs esquissés dans De la division du travail social (cf. ici pour en savoir plus).L’intégration et la régulation : deux facteurs explicatifs des taux de […]

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  2. […] sociétés à solidarité mécanique et organique définie dans De la division du travail social (en ligne) car Weber procède de manière inductive et non […]

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  3. […] liens entre division du travail et solidarité. Ce texte, bien connu des étudiants en sociologie, constitue le livre intitulé De la division du travail social publié en 1893. Alors qu’il enseigne à la faculté des lettres de Bordeaux, il est amené à donner un […]

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