Le personnage de Savonarole dans Assassin’s Creed et dans les écrits de Machiavel

Comment Machiavel percevait-il le fanatisme ? Il répond à cette question au travers de sa correspondance et dans ses différents livres à propos de la personne de Jérôme Savonarole.

Dans Assassin’s Creed II, Ezio Auditore, le héros, fait la rencontre de personnages historiques (Rodrigo Borgia, Laurent Médicis, Léonard de Vinci Machiavel…). Nous sommes à la toute fin des années 1490 et un personnage important fait son apparition à Florence. Lisons un extrait du roman tiré du jeu pour comprendre :

« Fra’ Girolamo Savonarola s’empara du gouvernement de Florence en 1494, alors qu’il avait quarante-deux ans. Il s’agissait d’un homme tourmenté, d’un génie à l’esprit tordu, et le pire des fanatiques religieux. Mais ce qu’il y avait de plus effrayant à propos de lui, c’était que le peuple lui avait non seulement permis de le diriger, mais également de le pousser à commettre les actes de folie les plus grotesques et les plus destructeurs. Tous étaient fondés sur la terreur du feu de l’enfer, sur la doctrine qui voulait que tous les plaisirs, tous les biens matériels et toutes les œuvres de l’homme étaient méprisables, et qu’on ne pouvait trouver le véritable chemin de la foi que par une complète abnégation de soi. (Bowden, 2011, p. 965). »


Dans le jeu vidéo, on apprend au fil de l’enquête que Savonarola détient une orbe d’Eden, un objet permettant d’avoir accès à un pouvoir illimité recherché à la fois par les Templiers (les ennemis) et les Assassins (dont fait partie Ezio). Dans le jeu, Ezio doit mettre Savonarola hors d’état de nuire, mais la fiction n’est pas si éloignée que cela de la réalité.

Jérôme Savonarole est né à Ferrare en 1452 et est mort (exécuté) à Florence en 1498. Dominicain, il est envoyé au couvent de Florence en 1482. De 1490 à 1494, il a une influence importante sur la ville et prononce des sermons sur l’Apocalypse et la Genèse dans lesquels il annonce des catastrophes imminentes. Il prédit notamment l’arrivée de Charles VIII : pour rappel historique, Charles VIII (1470-1498) était l’un des fils de Louis XI. En 1494, il s’est lancé dans la conquête de l’Italie et la conquête de Naples a été un succès pour la France. En 1498, il meurt en se cognant la tête contre le linteau de la porte du château d’Amboise.

Savonarole, de son côté, profite de la chute des Médicis, une importante famille florentine, et devient le principal inspirateur de la politique de la République. Ses partisans le soutiennent dans la lutte contre le luxe et la dépravation sous couvert de sermons religieux. Il finit par s’en prendre au pape Alexandre VI, Rodrigo Borgia de son vrai nom, qui l’excommunie et le fait condamner à mort : il est pendu et brûlé en 1498.

Mais revenons-en à Machiavel : comme dans Assassin’s Creed, il a été un témoin direct des événements et a analysé le comportement de Savonarole au travers de ses écrits ultérieurs.

En mars 1498, alors qu’il était encore un inconnu sur la scène philosophique et littéraire, Machiavel écrit à l’ambassadeur de Florence à Rome pour raconter ce qu’il a vu concernant Savonarole : « Pour vous informer pleinement de ce qui se passe ici concernant Savonarole, sachez qu’après les deux sermons qu’il a prononcés, dont vous avez déjà la copie, il a prêché le dimanche du carnaval » (Machiavel, 2006, p. 1227). L’objet des sermons rapportés par Machiavel est clair : effrayer la population en annonçant de nouvelles catastrophes, notamment la fin du christianisme, à partir de commentaires de textes de la Bible. Le pseudo-prophète accable notamment ses adversaires en disant : « que nos discordes pouvaient faire naître un tyran, qui abattrait nos maisons et ravagerait la cité ; et que cela n’était pas contraire à ce qu’il avait déjà dit, à savoir que Florence serait prospère et dominerait l’Italie, car le tyran serait bientôt chassé » (Id, p. 1229). Le tyran en question n’est pas nommé mais il s’agit de manière générale des prêtres qui voulaient l’excommunier et plus particulièrement du pape Alexandre VI (p. 1229).

Pour Machiavel, Savonarole est un manipulateur qui effraye la population pour maintenir son pouvoir :

Encourageant ses adversaires à l’union antérieure, ne faisant plus mention ni de tyran ni de leurs scélératesses, il cherche à les opposer tous au souverain pontife. Lui réservant ses morsures, il en dit tout ce que l’on peut dire du pire des scélérats. C’est ainsi, selon moi, qu’il s’adapte aux circonstances et farde ses mensonges (Lettre datée de mars 1498, Oeuvres de Machiavel, p. 1229).


Machiavel ne cache donc pas son hostilité envers Savonarole et le tourne même en dérision, ainsi que la population qui l’a suivi, dans un poème publié en 1503, les Décennales. Parlant de l’histoire de Florence, il écrit :

Mais ce qui déplut davantage à un grand nombre

et vous jeta dans la désunion, ce fut cette secte

qui assujettit votre ville sous son étendard :

je veux parler du grande Savonarole,

qui, inspiré par la puissance divine,

vous enveloppa de ses paroles.

Mais, nombre de citoyens craignant

de voir peu à peu s’effondrer leur patrie

sous sa doctrine prophétique,

on ne trouva d’autre manière de vous réunir

que d’augmenter ou de détruire

ses divines lumières dans un feu plus ardent » (p. 1016)


Presque 25 ans après, il écrit que le prédicateur était quelqu’un de rusé et de malin (lettre du 17 mai 1521). Mais dans ses écrits politiques, le personnage de Savonarole fait l’objet d’analyses plus poussées : dans le Prince (1513), par exemple, Machiavel s’intéresse à la manière dont on acquiert une monarchie grâce à la vaillance et à ses faits d’armes (chapitre 6). Il montre que devenir prince grâce à la vaillance n’est pas facile, en revanche, il est possible de garder le pouvoir plus longtemps. Il prend l’exemple de Savonarole en le qualifiant de prophète armé qui n’avait aucune vaillance et qui, de fait, ne pouvait pas garder le pouvoir si personne ne croyait en lui :

De même arriva-t-il à notre époque au frère Jérôme Savonarole, qui s’effondra dans ses nouvelles institutions, dès que la foule commença à ne plus croire en lui ; et il n’avait pour sa part aucun moyen de tenir assurés ceux qui avaient cru en lui, ni de faire croire les incrédules. C’est pourquoi de tels hommes ont de grandes difficultés dans leur conduite et trouvent en chemin tous les dangers, et il convient qu’ils les surmontent grâce à leur vaillance : mais, une fois qu’ils les ont surmontés et qu’ils commencent à être vénérés, après avoir anéanti ceux qui enviaient leur position, ils demeurent puissants, assurés, honorés et heureux. (Machiavel, 2006, p. 123).


Autrement dit, pour le prince, faire croire en son pouvoir par la vaillance n’est pas une manière de le garder car il s’agit de duperie. Cela est repris dans les Discours sur la première décade de Tite-Live (1531), un ouvrage imposant de philosophie politique : Machiavel s’intéresse au décalage entre le fait d’imposer une loi et de ne pas la respecter. En effet, alors qu’en 1494, Savonarole est au pouvoir, il est d’abord admiré : « Florence était revenue en 1494 à ses anciennes institutions avec l’aide de Jérôme Savonarole, dont les écrits montrent la science, la sagesse et la vertu » (p. 265). Machiavel pend l’exemple de la mise en place d’une institution visant à protéger les citoyens : en cas de condamnation par l’Etat, les citoyens pouvaient faire appel. Mais dans l’exemple en question, il s’agit de proches des Médicis condamnés à mort à qui il a été interdit de faire appel. Or, Savonarole semblait a priori respectueux des lois mais s’en servait à son profit, ce qui a contribué à son discrédit (p. 265). En refusant de reconnaître les défauts liés à cet événement, Machiavel explique : « Ce fait fit découvrir son ambition et son esprit partisan, lui ôta sa réputation et pesa lourdement sur son destin » (p. 266). Ainsi, derrière le fanatisme de l’épisode du bûcher des vanités qui aura lieu en 1497, on voit déjà la mise en place d’une dictature cachée derrière le respect de la foi.

Mais alors, dans Assassin’s Creed, que se passe-t-il à propos de Savonarole ? Est-il le même que celui décrit par Machiavel dans ses écrits ? Dans le livre, un prédicateur lié à Savonarole prêche à propos des philosophes et explique :

Notre sage Prophète a dit : « Les seules bonnes choses que nous devons à Platon et à Aristote, c’est qu’ils ont avancé de nombreux arguments dont nous pouvons user contre les hérétiques. Quand bien même, eux et les autres philosophes sont à présent en enfer. » Si vous accorder la moindre valeur à vos âmes immortelles, détournez-vous de ce chemin impie et suivez les enseignements de notre Prophète, Savonarola. (Bowden, 2011, p. 978)


Alors que la foule commence à se désintéresser des propos de Savonarola, Ezio s’approche d’un prédicateur et s’ensuit un échange sur le besoin de croire ou non :

– Nous n’avons pas tous besoin d’être persuadés ou contraints pour être convaincus.. Je croyais déjà. Tout ce que j’ai dit est véridique !
– Rien n’est vrai, répondit Ezio. Et ce que je suis en train de faire n’est pas très facile. (Il fit jaillir la lame fixée à son poignet et embrocha le prédicateur.) Requiescat in pace, dit-il. (Id, p. 979)


Savonarola, de son côté, fait face au mécontentement de la foule qui commence à ne plus le croire et le pseudo Prophète est jeté sur un bûcher par la foule : Ezio, fidèle au crédo des Assassins, décide de l’achever : « Malgré le chagrin qu’il m’a causé, personne, pas même lui, ne mérite de périr dans de telles souffrances. Il sortit sa pistola chargée de sa sacoche et la fixa au mécanisme de son bras droit. C’est alors que Savonarola remarqua sa présence et le regarda fixement, exprimant à la fois la peur et l’espoir » (p. 984). Dans le jeu, ce n’est donc pas directement Alexandre VI qui a condamné Savonarole au bûcher mais bien la foule.

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Sources :

Bowden Oliver, Renaissance in Assassin’s Creed, La Croisade Secrète et Renaissance, Paris, Ed. France Loisirs, 2011, pp. 497-1029
Machiavel Nicolas, Oeuvres, 2006, Paris, R. Laffont
Le Prince (1513)
Les Décennales (1503)
Discours sur la première décade de Tite-Live (1531)
Lettres familières

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