Voyager au Moyen Âge : les conseils santé d’Avicenne et Averroès face au froid, au chaud et au mal de mer


Aujourd’hui, partir à l’autre bout du monde demande quelques précautions : vérifier ses vaccins, connaître les risques sanitaires locaux, s’assurer de l’accès aux soins… Mais cette préoccupation n’est pas neuve ! Faisons un bond entre la Perse et l’Andalousie, entre le XIe et le XIIe siècle, en compagnie de deux grands médecins médiévaux : Avicenne et Averroès.

Deux figures majeures de la médecine médiévale

Avicenne (Ibn Sīnā, 980–1037) est un philosophe et médecin perse, auteur d’une vaste encyclopédie philosophique (Le Livre de la Guérison) et d’un traité médical majeur : Le Canon de la médecine. Ce dernier a connu un immense succès et fut utilisé jusqu’au XVIIe siècle en Europe.

Averroès (Ibn Rushd, 1126–1198), médecin et philosophe andalou, est célèbre pour ses commentaires sur Aristote. Il a aussi rédigé un traité médical, Le Colliget, et un commentaire inédit jusqu’à récemment : le Commentaire au poème de la médecine d’Avicenne, publié en français en 2023.

Avicenne, soucieux de transmission, avait résumé son Canon en un poème de plus de 1300 vers destiné à faciliter la mémorisation. Averroès, près de 150 ans plus tard, en propose une lecture critique et enrichie. Parmi les sujets abordés : les précautions à prendre en voyage, un thème toujours d’actualité !

Le saviez-vous ?

Averroès était surnommé le Commentateur par les auteurs chrétiens, en particulier Thomas d’Aquin. S’il a effectivement commenté la plupart des oeuvres d’Aristote, il ne s’est pas borné à la philosophie comme le montre cet exemple


Voyager en mer selon Avicenne et Averroès


L’hygiène du voyageur est analysée lors de voyages en mer (Averroès, 2023, p. 207), lors de voyages sur terre en saison froide (p. 208) et en saison chaude (p. 211).

Pour voyager en mer, Avicenne conseille de ne pas voyager pendant l’hiver, d’emporter beaucoup d’eau, d’avoir des aliments humides ainsi que des laxatifs et, pour faire face au mal de mer, il faut se purger et prendre des sirops acides mélangés à des liquides astringents.

Averroès apporte un certain nombre de compléments en disant que l’eau doit être conservée dans des récipients adaptés en raison de la durée des voyages qui peut être longue. Pour le mal de mer, Averroès conseille de faire vomir plutôt que de « purger » car Les humeurs du mal de mer sont expulsées par les vomissements.

Un voyage en mer peut également s’accompagner de problèmes d’hygiène : les deux auteurs conseillent de prendre des vêtements de rechange, ce qui semble logique à Averroès qui précise que le voyageur ne peut pas prendre de bain. En revanche, face aux risque de poux, Avicenne comme Averroès préconisent de se frictionner à l’aide de mercure. Aujourd’hui, nous savons que cette pratique est dangereuse mais à l’époque, et jusque récemment, le mercure était utilisé régulièrement.

Les dangers du froid et comment s’en prémunir

Les voyages dans des endroits froids représentent d’autres dangers, avec un premier chef, les gelures, la faim ou l’hypothermie.

Face à la neige, le premier risque est les gelures selon Avicenne. Averroès précise : Il veut dire que celui qui est victime de la neige aura une catalepsie et mourra (p. 209). On peut l’interpréter comme une perte de conscience liée à l’hypothermie (merci Dr.B !).

Il faut également préserver ses extrémités du froid en les enveloppant d’huile de costus, un produit encore utilisé aujourd’hui pour protéger la peau de la sécheresse. Les pieds doivent être protégés en étant longuement bandés avant de les placer dans les chaussures. Si jamais on a des gelures et qu’on ne sent plus nos pieds, Avicenne nous propose de dénouer les bandages, frictionner les pieds et les réchauffer avec de l’huile de moutarde chaude et de les recouvrir. Si on ne sent plus nos pieds, pour Averroès, cela signifie que le froid a provoqué leur nécrose et les a coupés par putréfaction. Dans les cas extrêmes, selon Avicennes toujours, les pieds peuvent devenir noirs. Il faut alors pratiquer des scarifications à leur niveau ; si la corruption [putréfaction] s’y montre, nettoie-les ; si la partie corrompue se détache, coupe-là. Il faut, selon Averroès, libérer le sang putréfié par les scarifications et couper les parties nécrosées autour de la chair.

Voyager sous une chaleur accablante

Si l’on voyage par temps chaud, par contre, Avicenne conseille de ne pas voyager lorsque souffle le simoun, un vent violent, chaud et sec qui souffle dans les déserts. Cela permet d’éviter le coup de chaleur. Il préconise également de retirer du sang au voyageur pour éviter toute maladie. Si cela peut paraître absurde, l’explication fournie par Averroès permet de comprendre la logique derrière le conseil d’Avicenne :

Le mouvement génère la chaleur, et la chaleur réchauffe le sang, et la chaleur externe agit de la sorte sur le voyageur. En se réchauffant, le sang augmente de volume et les vaisseaux deviennent étroits pour lui, comme le jus qui déborde du tonneau. Les vaisseaux étant étroits, il se peut que le sang se dirige vers un organe et provoque une tuméfaction. Si la quantité de sang est diminuée par la saignée, et que le sang se réchauffe alors qu’il est peu abondant dans les vaisseaux, il ne sera pas à l’étroit.

L’idée de la saignée est aujourd’hui vue comme dépassée, d’autant plus que le risque d’hyperthermie lié à la chaleur n’est pas lié au sang et à son volume mais bien à la difficulté du corps à se refroidir et à maintenir sa température. Si on suppose que la personne voyage, on peut également penser qu’elle réalise une activité physique qui demande plus d’énergie et accroît la transpiration.

L’ancêtre de la crème solaire… et des pastilles contre la soif

Avicenne suggère de se nourrir de légumes froids, de boire en une fois beaucoup d’eau, de se reposer le plus possible sans s’énerver, d’utiliser des parasols, de recouvrir sa tête, (…) de ne pas s’exposer longuement à la chaleur du soleil. Averroès valide ce conseil en précisant qu’il s’agit d’éviter ce qui provoque la chaleur et d’utiliser ce qui apporte le froid.

Avicenne conseille ensuite :

Garde dans la bouche, si tu as très soif en voyage,

des pilules de camphre de la taille d’un petit lupin.

Si tu crains une altération du teint par le soleil, car il enlaidit de taches,

utilise l’huile mêlée de cire comme on le fait dans les harems



On retrouve ici l’ancêtre de la crème solaire même si Averroès précise que la cire n’est pas une bonne idée parce qu’elle fond sous l’effet de la chaleur solaire. Les pilules de camphre servent, quant à elles, à calmer la soif. Aujourd’hui, le camphre est utilisé comme anti mites et son usage, tel que le préconisent les deux auteurs, est dangereux comme le précise l’article suivant : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6560990/

Le saviez-vous ?

Le camphre dont parle Avicenne a été utilisé pour embaumer les empereurs chinois. Mais son nom est le témoin de la manière dont voyageaient les mots : le « camphre » vient du latin médiéval « camfora » qui vient lui-même de l’arabe « al kafur » (الكافور) lui-même issu du sanskrit « karpura » (कर्पूर ) et du malais : kapur Barus

Conclusion : entre bon sens et médecine d’époque

Voyager au Moyen Âge impliquait déjà des précautions sanitaires. Si certaines recommandations (comme les saignées ou l’usage du mercure) sont aujourd’hui dépassées, d’autres relèvent d’un bon sens toujours valable : s’hydrater, se couvrir, adapter son alimentation, éviter les extrêmes climatiques.

Le Commentaire au Poème de la Médecine d’Avicenne est une source précieuse pour comprendre la pensée médicale médiévale. Il illustre aussi une belle continuité dans les préoccupations humaines : comment voyager sans y laisser sa santé ?


Sources :

Averroès, Commentaire au Poème de la Médecine d’Avicenne, trad. par M. Aroua, Paris : L’Harmattan
Dachez Roger, Histoire de la médecine, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Texto

Une réponse à « Voyager au Moyen Âge : les conseils santé d’Avicenne et Averroès face au froid, au chaud et au mal de mer »

Laisser un commentaire