Adam Smith et la sympathie avec les morts : quand philosophie et droit se rejoignent

Adam Smith, philosophe des Lumières écossaises, explore la sympathie, même envers les morts, entre morale, droit et émotion collective.


Qui est Adam Smith ?

Adam Smith est souvent réduit à son rôle de père du libéralisme économique avec La Richesse des nations (1776). Pourtant, avant cet ouvrage fondateur de l’économie moderne, il publie La Théorie des sentiments moraux (1759), un texte clé pour comprendre l’éthique des Lumières écossaises. Cet article explore le concept central de « sympathie » dans sa pensée, sa portée sociale, morale… et même juridique — jusqu’à interroger notre rapport aux morts.

Adam Smith (1723-1790) est célèbre pour être l’auteur de la Richesse des nations, ouvrage central de la pensée économique libérale paru pour la première fois en 1776. Mais il est également un philosophe des Lumières, et plus précisément des Lumières écossaises, au côté d’auteurs comme David Hume (1711-1776) ou Francis Hutcheson (1694-1746).

Qu’est-ce que la sympathie ?

La Théorie des sentiments moraux est le premier ouvrage d’Adam Smith. Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à comprendre comment nous sommes amenés à vivre en société en ayant les mêmes normes des valeurs morales. L’un des concepts centraux du livre est celui de la « sympathie ». Contrairement à la conception contemporaine, la sympathie désigne la « capacité à percevoir les sentiments des autres ».

L’influence de David Hume sur Adam Smith

Smith s’inspire directement de Hume, qui dans son Traité de la nature humaine (Livre II), qui traite de « sympathie » :

« Nulle qualité de la nature humaine n’est plus remarquable, aussi bien en elle-même que par ses conséquences, que cette propension que nous avons à sympathiser avec les autres et à recevoir par communication leurs inclinations et leurs sentiments, quelque différents qu’ils soient des nôtres, et même s’ils sont contraires à nos propres inclinations et sentiments » (Traité de la nature humaine, livre II)

Peut-on sympathiser avec les morts ?

Dans un passage marquant de La Théorie des sentiments moraux, Adam Smith écrit que nous sommes capables de sympathie… envers les morts. Cette idée étonnante repose sur un mécanisme de projection.

« Nous sympathisons même avec les morts et, négligeant ce qui est d’une réelle importance dans leur situation, cette redoutable éternité qui les attend, nous sommes surtout affectés par les circonstances qui frappent nos sens alors qu’elles ne peuvent avoir aucune influence sur leur bonheur. Il est affreux, pensons-nous, d’être privé de la lumière du soleil ; d’être ainsi exclu de la vie et de la conversation ; de reposer dans une tombe froide en proie à la vermine rampante et à la putréfaction ; d’être oublié de ce monde et, en peu de temps, d’être éloigné de l’affection et presque du souvenir de ses amis et de ses proches les plus chers » (Théorie des sentiments moraux, p. 30 de l’édition PUF de 1999).

Il convient d’abord de souligner que notre sympathie envers les morts repose sur une projection que l’on peut avoir sur leur situation. Cela présuppose une immortalité de l’âme qui est développée par Smith dans son ouvrage. En effet, pour Smith, le mort « n’est plus capable de sentir du ressentiment ni aucun autre sentiment humain. Mais nous nous mettons dans sa situation, nous entrons pour ainsi dire dans son corps et nous animons à nouveau dans notre imagination le cadavre déformé et mutilé du défunt » (p, 117 de l’édition PUF de 1999).

La mort comme rupture et continuité du lien social

Ce qui nous peine dans la mort de quelqu’un repose sur le fait que nous ne pouvons plus projeter nos sentiments humains sur lui et rien ne peut le consoler : « Nous logeons nos âmes vivantes dans leurs corps inanimés, concevant alors ce que seraient nos émotions en ce cas » (p. 30).

Une vision stoïcienne de la mort

Smith reprend ici certains thèmes des stoïciens, notamment Épictète, qui affirme que la mort fait partie du destin humain et de l’ordre naturel. Pour Smith aussi, la mort est une rupture, mais c’est justement cette rupture qui fonde notre devoir moral de respect envers le défunt. Smith explique en effet que la mort « est le plus grand poison du bonheur ».

La mort et le droit : le testament comme lien posthume

Pour autant, la sympathie avec les morts détient un fondement juridique à travers le droit de succession. Il faut alors se tourner vers un autre ouvrage du philosophe écossais bien moins connu : les Leçons sur la Jurisprudence prononcées entre 1762 et 1764 à l’Université de Glasgow, soit quelques années après la parution de la Théorie des sentiments moraux.

Au XVIIIe siècle, comme encore aujourd’hui, la succession était possible grâce à la rédaction d’un testament. Tout au long de sa vie, un individu dispose de ses biens et peut choisir de les transmettre ou non à son ou ses héritiers par le biais d’un testament. Mais pourquoi doit-on respecter la volonté d’un mort ? Pour Adam Smith, la réponse n’est pas seulement juridique, elle est aussi philosophique : l’âme est immortelle et « nous donnons force de loi à la volonté du défunt en supposant qu’il est encore en vie et qu’il continue à vouloir la même chose et que c’est au regard de cette volonté que nous admettons de rendre effectif le testament » (Leçons sur la jurisprudence, 2009, pp.87-88).

Il faut aussi prendre en compte la compassion que nous avons pour un mourant : « Cet instant est tel, de par sa nature si capitale, que toute chose qui y est liée paraît également l’être » (Id., p. 88). Nous avons, pour Smith, une forme de fidélité à l’égard du défunt en raison du moment solennel du passage de la vie à la mort. Il n’y a donc ici aucune raison de ne pas respecter le défunt puisque « nous sympathisons avec lui » et nous appréhendons d’être à sa place… Ce qui ne correspond pas aux situations réelles.

La peine de mort et le ressentiment

Mais la sympathie avec les morts est-elle toujours une règle universelle ? Adam Smith explique, dans la Théorie des sentiments moraux, que la peine des morts « préserve et protège la société » (1999, p. 31). Pour Smith, il existe deux sortes de crimes : ceux qui affectent notre personne (meurtre, mutilation…) et ceux qui affectent notre réputation (vol, larcin…. Pour lui, « le plus abominable des délits est le meurtre volontaire » (Leçons sur la jurisprudence, 2009, p. 152). Pour y répondre, « le seul châtiment qui convient est la mort de l’offenseur » en raison du « ressentiment des victimes » qui doit mettre à égalité les souffrances subies. Le ressentiment, qui est un sentiment largement développé dans la Théorie des sentiments moraux, renvoie à ce qui déclenche une forme de détresse face à une situation de souffrance chez autrui. Face à un meurtre, le ressentiment est donc un sentiment qui est « excité, par notre nature animale (…) qui doit être apaisé d’une manière ou d’une autre » (Leçons sur la jurisprudence, p.167) et la peine de mort apparaît comme la réponse la plus raisonnable pour Smith. L’homicide, dit l’auteur, est « le pire des préjudices qui puisse être porté à la personne d’un homme » (Id. p. 168).

Une éthique de la projection et de l’imagination morale

Avec le concept de sympathie, Adam Smith propose une anthropologie morale fondée sur la projection imaginative. Ce n’est pas un simple appel à la pitié, mais une structure complexe de perception de soi à travers les autres. Cette capacité fonde non seulement notre morale quotidienne, mais aussi nos institutions juridiques.

Sources :

Hume D., Traité de la nature humaine [1739] on http://classiques.uqac.ca/classiques/Hume_david/traite_nature_hum_t2/hume_traite_nature_hum_t2.pdf

Smith A., Théorie des sentiments moraux [1759], Paris, PUF, 1999

Smith A. Leçons sur la jurisprudence, Paris, Dalloz, 2009

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