
- Introduction à la Logique Aristotélicienne
- L’Organon d’Aristote
- Les Termes et leurs Relations
- Les Quatre Modes de l’Être et de la Prédication
- Les Catégories, Genres Suprêmes de l’Être
- 1. La Substance (Ousia)
- 2. La Quantité (Poson)
- 3. Les Relatifs (Pros ti)
- 4. La Qualité (Poion)
- Les Autres Catégories
- Des Oppositions et des Relations : L’Art de Distinguer les Termes
- L’Antérieur (Proteron) et le Simultané (Hama)
- Le Changement (Kinēsis)
- Les Multiples Sens d’« Avoir » (Echein)
- Postérité des Catégories dans la Pensée Antique et Médiévale
Introduction à la Logique Aristotélicienne
Pour les auteurs antérieurs à Socrate, les Présocratiques, le Logos prend souvent la signification de principe fondamental de l’être, d’ordre du monde et de la raison cosmique (Héraclite en est un exemple notable). Chez Socrate et Platon, le discours est principalement le Dialogue ou la Dialectique, un instrument méthodologique permettant de remonter des opinions (doxa) à l’essence des choses (les Idées ou Formes), et ainsi d’accéder à la Vérité (aletheia).
Chez Aristote, le discours soumis à des règles précises est le raisonnement démonstratif (ou syllogisme), dont la théorie constitue la Logique. Aristote développe ces éléments qui forment la base de la logique occidentale dans les traités composant l’Organon (qui signifie « instrument » ou « outil »).
L’Organon d’Aristote
L’Organon est un recueil de six traités majeurs, rédigés par Aristote à différentes périodes, et rassemblés et ordonnés par des éditeurs postérieurs (notamment Andronicos de Rhodes au Ier siècle av. J.-C.). Ces traités sont : les Catégories, Sur l’interprétation (Peri Hermeneias), Premiers Analytiques, Seconds Analytiques, Topiques et les Réfutations Sophistiques.
Le traité des Catégories (Kατηγoρiαι) ouvre l’Organon. Il étudie les termes isolés (voces incomplexae), en tant que prédicats possibles de l’être, qui sont les éléments les plus simples de toute proposition (logosapophantikos). La proposition est l’énoncé déclaratif (apophasis) qui associe un sujet et un attribut (ex. : « Socrate est mortel »).
Les Termes et leurs Relations
Le premier chapitre des Catégories définit les relations entre les noms et les choses :
- Homonymes : Objets qui ont un nom commun, mais dont la définition essentielle (logos tēs ousias) est différente (ex. : un « animal » réel et un « tableau » d’animal).
- Synonymes : Objets qui ont le même nom ET la même définition essentielle (ex. : l’homme et le bœuf sont synonymes par rapport au mot « animal », car ils partagent la même définition essentielle d’animal).
- Paronymes : Objets qui tirent leur nom d’un autre, par un changement de désinence (ex. : « courageux » dérivé de « courage »).
Aristote distingue ensuite les expressions combinées (kata symplokēn) (qui forment un énoncé, ex. : « l’homme court ») des expressions isolées (aneu symplokēs) (qui sont de simples termes, ex. : « homme », « court »). Seules les expressions combinées sont susceptibles d’être vraies ou fausses.
Les Quatre Modes de l’Être et de la Prédication
Aristote établit une distinction cruciale en fonction de deux critères : « se dire d’un sujet » (prédication d’un universel) et « être dans un sujet » (inhérence d’un accident) :
- N’est pas dans un sujet et ne se dit pas d’un sujet : La Substance Première (l’individu concret, ex. : « Tel Homme »).
- Se dit d’un sujet mais n’est pas dans un sujet : Les Substances Secondes (les espèces et genres universels, ex. : l’Homme, l’Animal).
- Est dans un sujet mais ne se dit pas d’un sujet : Les Accidents individuels (ex. : le blanc particulier d’un corps).
- Se dit d’un sujet et est dans un sujet : Les Accidents universels (ex. : la Science qui est dans l’âme et se dit de la grammaire).
Les Catégories, Genres Suprêmes de l’Être
Les Catégories sont les genres suprêmes de l’être (genera summa), les dix manières fondamentales dont l’être peut être dit ou prédiqué. Elles sont ultimes et irréductibles les unes aux autres.
Aristote en donne la liste célèbre :
« Chacun des termes qui sont dits sans combinaison indique soit une Substance, soit une certaine Quantité, soit une certaine Qualité, soit un Rapport à quelque chose (Relatif), soit Où (Lieu), soit Quand (Temps), soit Être dans une position, soit Posséder (Avoir), soit Faire (Action), soit Subir (Passion). » [1b25a]
1. La Substance (Ousia)
La Substance est ce qui existe de manière autonome et est le substrat de tous les autres accidents.
- Substance Première (ousia protē) : L’individu singulier et concret (ex. : « Tel Homme »). Elle est toujours sujet et jamais prédicat. Elle a le trait distinctif de pouvoir recevoir des contraires (maladie/santé, blanc/noir) sans changer d’identité substantielle.
- Substance Seconde (ousia deuterā) : L’espèce (l’Homme) et le genre (l’Animal). Elles se disent du sujet (elles sont prédicables) mais ne sont pas dans un sujet. Elles définissent l’essence de la Substance Première.
2. La Quantité (Poson)
La Quantité sert à quantifier un sujet. Aristote distingue :
- Quantité Discrète : N’a pas de limites communes entre ses parties (ex. : le Nombre, le Discours par sa décomposition en syllabes longues/brèves).
- Quantité Continue : A des limites communes (ex. : la Ligne, la Surface, le Corps, le Temps et le Lieu).
- Remarque : Contrairement aux qualités, rien n’est contraire à une quantité (il n’y a pas de contraire à « 2 mètres ») et elle ne peut pas recevoir les contraires.
3. Les Relatifs (Pros ti)
Se disent relativement à quelque chose les termes dont l’être est d’être « d’autre chose » (ex. : « Plus grand », « Double », « Esclave » qui est toujours esclave de quelqu’un).
4. La Qualité (Poion)
La qualité est ce d’après quoi on dit que certaines personnes sont telles ou telles. Elle se divise en quatre genres principaux :
- État et Disposition : Qualités stables et durables (État, ex. : la Connaissance scientifique) ou labiles (Disposition, ex. : le chaud, la santé).
- Référence : Le terme pour état vient du grec hexis, qui est la source du concept d’habitus chez Thomas d’Aquin et, bien plus tard, chez Bourdieu.
- Capacité ou Incapacité Naturelle : Aptitude à faire facilement une certaine chose (ex. : être un bon chanteur ou un bon boxeur).
- Qualités Affectives : Celles qui peuvent produire une affection (ex. : le chaud, le froid, le doux du miel).
- Figure et Forme Extérieure : Les configurations spatiales (ex. : « triangulaire », « sphérique »).
Les Autres Catégories
Aristote achève la liste avec les autres catégories :
- Où (Lieu) : Au Lycée.
- Quand (Temps) : Hier, demain.
- Position : Il est couché, il est assis.
- Posséder (Avoir) : Il a des chaussures (une possession corporelle, ex. : avoir des armes ou être coiffé).
- Faire (Action) : Il brûle, il coupe (être cause du mouvement).
- Subir (Passion) : Il est brûlé, il est coupé (être affecté par le mouvement).
Les Catégories servent à structurer l’énonciation de l’être et constituent le fondement ontologique de la logique (l’étude des termes et de leur référence au réel). Ce sont bien les traités suivants de l’Organon (Sur l’interprétation et les Analytiques) qui permettront l’élaboration de la logique du raisonnement (le syllogisme).
Des Oppositions et des Relations : L’Art de Distinguer les Termes
Après avoir défini les différentes catégories de prédicats, Aristote s’intéresse aux oppositions (anti keimena) qui peuvent exister entre les termes. Il en identifie quatre, qu’il déploie comme les quatre grandes manières dont les choses se font face : les relatifs, les contraires, la privation et la possession (stērēsis kai hexis), et l’affirmation et la négation (la contradiction).
Il illustre ces principes de la manière suivante :
- Les relatifs : X est plus grand que Y
- Les contraires : le mal s’oppose au bien
- La privation : la cécité s’oppose à la vue
- L’affirmation et la négation : Il est assis, il n’est pas assis
Les Oppositions Fondamentales
Les relatifs désignent « tous les termes qui s’opposent à la façon des relatifs sont dits être cela même qu’ils sont de leurs opposés, ou se rapportent à eux de quelque autre façon » [11b20-25]. Par exemple, dire « Pierre est grand » est simplement une qualification, une qualité ; mais énoncer « Pierre est plus grand que Paul » renvoie à un relatif, car le terme n’a de sens qu’en impliquant son opposé, le « plus petit que » (la relation est réciproque et essentielle).
Les contraires (enantia) sont les termes « qui sont le contraire les uns des autres ». Par exemple, le bien est le contraire du mal, ou le blanc est le contraire du noir. Parmi les contraires, on va retrouver deux types de relations :
- Les termes qui s’opposent les uns aux autres sans intermédiaire : il n’y a pas de point de passage, un seul doit s’appliquer au sujet (par exemple, la maladie et la santé pour le corps, ou pair et impair pour le nombre).
- Les termes qui ont un intermédiaire : par exemple, le blanc et le noir admettent le gris et toutes les nuances possibles. De même, entre le mauvais et le bon, il existe l’état ni bon ni mauvais (ou médiocre). Attention : la guérison n’est pas l’intermédiaire entre la maladie et la santé, mais un mouvement (un processus) de l’un vers l’autre.
En ce qui concerne la privation et la possession, elles se disent « à propos d’une même chose », par exemple la vue (possession) et la cécité (privation) pour les yeux. On possède un état ou on en est privé. Pour autant, être privé de vue ou de dents ne signifie pas toujours être aveugle ou édenté. Aristote distingue ainsi la privation (l’absence de la capacité chez ce qui devrait l’avoir naturellement et au moment opportun) du simple fait de ne pas posséder (par exemple, un enfant qui n’a pas ses dents n’est pas édenté, car le temps d’acquisition n’est pas encore venu). Cette distinction est centrale pour comprendre les oppositions ontologiques.
Pour l’affirmation et la négation (la contradiction), les termes ne s’opposent jamais comme des relatifs ou des contraires dans les cas simples, car cela rendrait les propositions fausses ou incomplètes. L’opposition par contradiction s’applique aux propositions (énoncés combinés) : « Socrate est malade » et « Socrate n’est pas malade ». Le point fondamental de cette opposition est qu’elle est la seule où, pour un sujet existant, l’une des propositions doit nécessairement être vraie et l’autre fausse (c’est la loi du tiers exclu).
Dans le chapitre 12, Aristote présente un ensemble de situations contextuelles qui donnent une portée à la proposition : l’antériorité, la simultanéité, le changement et l’avoir.
L’Antérieur (Proteron) et le Simultané (Hama)
L’antérieur se dit de plusieurs manières que quelque chose précède autre chose. Le sens temporel est le plus évident (le temps passé) ; mais l’antériorité par nature est essentielle : elle renvoie à « ce qui ne se convertit pas quant à l’implication d’existence » [14a30]. Par exemple, la Substance Première (l’individu) est antérieure à ses accidents, car si elle cesse d’exister, ses accidents cessent également, mais l’inverse n’est pas vrai. On retrouve également l’antériorité selon un ordre (dans un discours, on va préciser « comme je l’ai dit précédemment »).
Le simultané (hama) désigne ce qui existe au même moment. Il s’entend notamment :
- Dans le temps (génération au même instant).
- En nature (les termes relatifs qui s’impliquent, comme le double et la moitié).
- En espèce (les espèces coordonnées sous un même genre, comme terrestre et aquatique sont des espèces simultanées du genre animal).
Le Changement (Kinēsis)
Le changement est un processus qui s’opère dans certaines catégories. Il y en a six types différents, correspondant aux catégories qui peuvent être affectées : la génération (Substance), la corruption (Substance), l’accroissement (Quantité), la diminution (Quantité), l’altération (Qualité) et le changement selon le lieu (Déplacement). Les espèces de changement sont clairement distinctes les unes des autres (la génération – le fait de naître – n’est pas la corruption – le fait de se détruire –). Le changement est le contraire du repos, et la corruption est le contraire de la génération.
Les Multiples Sens d’« Avoir » (Echein)
Enfin, Aristote dissèque le terme « Avoir » (echein) pour révéler sa polysémie et ses implications catégoriales :
« Avoir se dit de plusieurs façons. En effet, cela se dit soit au sens où l’on a un état et une disposition, ou quelque autre qualité (en effet, on dit que nous avons une connaissance scientifique ou une vertu) ; soit au sens où l’on a une quantité, par exemple la grandeur que quelqu’un se trouve avoir (en effet, on dit qu’il a une taille de trois ou de quatre coudées) ; soit au sens où l’on a des choses que l’on porte sur le corps, comme un manteau ou une tunique, ou sur une partie du corps (par exemple on porte un anneau à la main) ; soit au sens où l’on a une partie de soi-même, comme une main ou un pied ; soit au sens de ce qui est contenu dans un récipient, comme le boisseau contient les grains de blé et la cruche contient le vin (…). On dit encore que nous avons une femme, et que la femme a un mari ; mais cette dernière façon d’employer le mot semble bien être la plus impropre. En disant, en effet, que quelqu’un a une femme, nous n’indiquons rien d’autre que le fait qu’il vit avec elle. » [15b15-30]
Cette énumération illustre de manière frappante comment le langage ordinaire, avec un seul verbe, masque les multiples réalités de l’être, allant de la Qualité (avoir une vertu) à la Possession (avoir un manteau) en passant par la Relation (avoir un époux).
Postérité des Catégories dans la Pensée Antique et Médiévale
L’impact des Catégories d’Aristote sur l’histoire de la philosophie fut colossal et indélébile. Dès l’Antiquité tardive, ce petit traité est devenu la porte d’entrée obligatoire vers toute la logique et la philosophie aristotélicienne. Il fut l’objet d’intenses débats, notamment avec les Néoplatoniciens (comme Plotin, puis Porphyre), qui s’interrogèrent sur sa nature exacte : s’agissait-il d’une classification des mots (phonai), des concepts (noēmata) ou des choses (pragmata) ? C’est le commentaire de Porphyre (l’Isagogè), qui servait d’introduction aux Catégories, qui devint l’un des textes les plus influents du Moyen Âge. Traduit en latin par Boèce, il forgea la base de la pensée médiévale, structurant à la fois la logique et l’ontologie scolastique. Les dix catégories devinrent le cadre conceptuel par excellence pour penser l’être créé, le rapport entre Dieu et le monde, ainsi que la nature des universaux, assurant à ce traité fondateur une autorité intellectuelle quasiment incontestée pendant plus de mille ans.


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